Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/413

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quelques avanies du fait de ce maquignonnage, qu’ils n’imposaient d’ailleurs qu’à leurs collaborateurs supposés plus patients, ou moins fortunés, ce furent Hanotaux et Heredia qui se chargèrent de ces pénibles transactions. Heredia, naturellement bègue, mettait dix minutes à prononcer le mot de « diminution ». Di… di… di… di… di… mi… mi… mi… puis, dans un grand effort, comme s’il éternuait, « nution ». Le bruit courait qu’il y apportait un zèle infini, afin d’arrondir, par compensation, le gâteau d’Henri de Régnier. Mais je crois plus simplement que le pauvre homme, descendu du Parnasse vers les difficultés de la vie académico-génée, voulait ménager sa propre tartelette. À côté de lui, Hanotaux, l’ange Gabriel, appuyait avec force : « Nous vous demandons une diminution dans votre intérêt même, mon cher ami, afin de pouvoir vous publier plus souvent ». Les gens sortaient de ce laminoir la rage au cœur, maudissant Cuba, patrie d’Heredia, et Richelieu, patron de Hanotaux, se promettant de leur manger le foie tout cru à la première occasion. Hanotaux est un médiocre historien, mais c’est en revanche un fichu psychologue. On racontait qu’il avait accepté et même sollicité cette besogne pour dix mille francs par an. C’est dire qu’il n’était pas attaché par les Letellier avec des saucisses.

Donc, voilà mon Bergerat nanti, rogné, content. Il offre le Champagne à Xau et à quelques autres, dans le fameux bar que l’on venait d’inaugurer. Le roman, — composé d’un nombre indéterminé de feuilletons, l’auteur s’étant figuré d’abord naïvement qu’on le payerait à la ligne, — devait s’appeler le Cruel Va-t-en-guerre. Mendès, peignant de la griffe droite sa toison raréfiée, affirmait que c’était un immortel chef-d’œuvre, d’un invraisemblable comique et d’une déconcertante amertume. Marin, qui avait entr’aperçu le commencement du manuscrit, se méfiait et riait sur sa pipe, me disant : « Tiens-toi bien, Léon, nous allons publier l’Iliade ». Une affiche mirobolante avait été commandée à Caran d’Ache. Elle représentait le cruel Va-t-en-guerre dans l’exercice de ses fonctions. « C’est d’lole, ça t’sais. » Caran d’ailleurs ne connaissait pas un mot du livre. C’était Bergerat qui lui avait donné le motif de son dessin. On couvrit de cette affiche les murs de Paris et de la France entière.

Le premier feuilleton paraît. C’était, autant que je me rap-