Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/419

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son beau-frère Lucien Mühlfeld. Ce dernier écrivait alors, avec une plume chargée d’une eau grisâtre, des chroniques qui auraient voulu être sévères et qui n’étaient même pas lisibles. Sorti du ghetto des frères Natanson, à la Revue blanche, c’était un pédant pour petites revues et il est demeuré tel jusqu’au bout, le pauvre garçon.

Il faut croire que le milliardaire se retira ou qu’il fut détourné par Hanotaux, spécialiste en morganeries et carnegiades, car le mirobolant journal de Paul Adam ne vit jamais la lumière. En revanche, Paul Adam continua à accumuler, à vapeur et à verse, les batailles d’Uhde sur les enfants d’Austerlitz. Comme Frédéric Masson et quelques autres, il excelle à aplatir les épopées en s’asseyant dessus.

Parmi les innombrables chroniques qu’a publiées le Journal au temps de Xau, il faut distinguer celles de Mme  Marni, notamment les séries Veuves et Fiacres. Elles sont d’un tour désenchanté, douloureux, très particulier. Elles rendent le son d’une âme blessée. Mme  Marni avait appartenu au théâtre, puis elle s’était retirée de tout et vivait huit mois de l’année à la campagne. Elle traversait les salles de rédaction d’un pas furtif. Son visage, demeuré jeune sous les cheveux blancs, exprimait la bienveillance et la mélancolie. Chose rarissime chez les femmes qui écrivent, elle était sans bavardage, elle ne s’absorbait pas dans son moi. C’était quelqu’un. Il est dommage qu’elle soit partie si tôt.

La politique étrangère était tenue par « Monsieur Saissy », ami personnel de Xau, brave et honnête figure encadrée d’une barbe blanche, et qui prenait les rédacteurs par un bouton de leur habit, pour leur déclarer mystérieusement : « Ça se gâte ». Les questions militaires étaient traitées par le bon Barthélémy, le plus doux des hommes, qui avait une trogne congestionnée de reître, le nez coupé en deux, l’allure martiale, et bougonnait du matin au soir. Je demandais à Marin comment il pouvait supporter ses perpétuelles sorties : « Ça me fait un ronron, ça me berce », me répondait cet optimiste.

Parfois, une discussion éclatait au bar et s’achevait en bagarre. On entendait le fausset suraigu de Lajeunesse[1], un bruit de vaisselle cassée, des voix raisonnables qui s’interposaient. Ou bien un grave événement amenait au Journal un

  1. Erratum : au lieu de Lajeunesse, lire La Jeunesse.