Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/420

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peuple de badauds, plus ou moins liés avec les collaborateurs de la maison. C’étaient les beaux jours de l’information, laquelle se fait en général au café, où l’un de ces messieurs apporte à ses confrères la nouvelle qui fera ensuite le tour de la presse, avec la déformation obligatoire.

Article premier. — Il n’y a plus, comme on se l’imagine, de journaux de grande information, du moins à Paris. Tous les journaux, à la même heure, reçoivent exactement les mêmes nouvelles, qui leur sont transmises par les agences ou les services publics. Préfecture de la Seine, Préfecture de police, etc.

Article 2. — Quelques essais de reportage ont eu lieu entre 1885 et 1890. Ils n’ont pas été continués, car ils occasionnaient trop de frais à l’administration et se soldaient par des déboires. Le public n’aime pas la vérité crue, il ne peut pas la tolérer. Il faut que cette vérité soit cuite ou, mieux, cuisinée.

Il y eut bien jadis Hugues Le Roux, qui prétendit avoir reçu les confidences du prince de Bismarck. Mais Hugues Le Roux est un inventeur, et la plupart des événements qu’il croit s’être passés dans son existence se sont passés réellement entre les parois de son crâne.

La nouvelle de l’incendie du Bazar de la Charité fut apportée au Journal par Mariéton. Aucun des informateurs ne voulait y croire. En vain Mariéton multipliait-il les détails pathétiques, en bégayant d’une façon épouvantable : « Je…je…je… viens du co… co… Cours-la-Reine. J’ai vu… vu… vu apporter les cadada… da… da… vres. — As-tu fini, farceur, lui disait-on. Si une pareille chose était arrivée, nous avons ici cinq téléphones et un service admirablement installé ; nous serions prévenus ». Cette incrédulité et ces blagues finirent par exaspérer notre Paul Mariéton, qui partit en claquant les portes. Mais bientôt, une édition spéciale de l’Intransigeant et les aboiements des camelots firent qu’on dut se rendre à l’évidence. Xau bondissait, vociférait, prenait à témoin le ciel et la terre de la paresse, de l’incurie de ses collaborateurs. Un quart d’heure après, cinquante reporters étaient censés courir la ville, en quête de documents impressionnants. Mais trente d’entre eux s’arrêtèrent au café Cardinal, les autres s’égaillèrent dans des brasseries-billards du voisinage et ils eurent, ma foi, bien raison, car le journal se fit tout de même.