Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/43

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ville, des observateurs ailés de la nature humaine comme Alphonse Daudet. Ceux de ma génération ont tous cru, à un moment donné, qu’un renouveau littéraire était possible dans cette direction. La lecture de Taine qui disputait à la métaphysique allemande et à Spencer la classe de philosophie, fortifiait notre erreur. L’amalgame Taine-Zola, parmi la « veuneffe » cultivée, fut à ce moment un composé intellectuel très fréquent. Si je me reporte à mon état d’esprit de l’époque, je trouvais Drumont bien pudibond et Barbey d’Aurevilly bien cagot. Zola me paraissait un homme d’intelligence moyenne — il n’y avait rien à retenir de ses propos — mais un admirable créateur, un peintre de masses, préoccupé par la physiologie et la clinique et un écrivain injustement calomnié. Période d’incroyable aveuglement dans les milieux par lesquels on affirmait que se relevait la France et d’où toute critique politique, littéraire ou philosophique était au contraire bannie. Quand je reviens par le souvenir à ce chaos, à ces ténèbres, à ces niaiseries monstrueuses, je mesure avec épouvante le mal intellectuel et moral qu’une invasion peut faire à un grand et noble pays. Je le sais, je le sens, je le vois, puisque c’est notre génération à nous autres qui a finalement porté le poids de la catastrophe. Je ne suis en tout cela qu’un témoin, mais, par les relations d’un père célèbre et recherché, un témoin exceptionnellement bien placé. Il m’a fallu franchir vingt autres années pour apprendre, au contact des événements, d’un homme de génie, Charles Maurras, et d’une doctrine, ce que nul ne m’avait enseigné : la structure de mon pays et les conditions de son relèvement.

Voici Médan par une journée chaude de juin, poudrée d’or. Huysmans est là, railleur et décharné, avec son masque de vautour apprivoisable, son ironie familière, ses fins de phrase légèrement traînantes. Jamais personne n’a dit comme lui d’un mauvais confrère : « C’est en vérité un bien déconcertant animal. » Hennique, Céard, Paul Alexis, Frantz Jourdain se mêlent successivement et quelquefois ensemble à la causerie entre le maître de maison, Goncourt et Alphonse Daudet. Mon père, comme d’habitude, anime tout, projette autour de lui sa bonne humeur, sa vision gaie et amplifiante des choses et des gens. Zola, chez lui, est beaucoup plus aimable, plus en train que partout ailleurs. Il a le sens et le goût de l’hospitalité. Il