Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/444

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teuil bas, majestueux et doré, à cinq mètres de son interlocutrice, la main en avant comme ajustant un pistolet invisible, je vois Brunetière, le lorgnon sur le nez, son visage anguleux et fébrile. J’entends son accent professoral, doctrinaire, aux appuis périodiques et mordants. J’entends aussi les rires au professeur, les hennissements d’admiration de ses collaborateurs et thuriféraires habituels. Ces flatteurs lui ont beaucoup nui. Ils l’ont confirmé dans la trop bonne opinion qu’il avait de lui-même, de son style, de son esprit, de sa jugeotte. Or, si le relief de sa personne était intéressant, par le mélange du normalien et du rustaud passionné, il avait un excès de logique pour trop peu de bon sens. Terriblement influençable, il avait fait du darwinisme régnant, de l’hypothèse évolutionniste, une véritable marotte, un passe-partout qu’il appliquait à la religion, aux mœurs et à la politique. Cela à tort et à travers, avec un arbitraire stupéfiant.

Ses études sur la littérature française exhalent une odeur de moisi. Elles n’apportent rien de neuf. Elles sont parfaitement inutiles. On y voit Brunetière faisant des poids avec Corneille, Pascal, Molière et Racine, le torse bombé, la bouche contractée, puis les laissant retomber sur les pieds de son lecteur. Ni grâce, ni poésie, ni profondeur. Ce professeur argumentait à vide, secouait les marionnettes imaginaires de contradicteurs hypothétiques. Quant aux écrivains du passé, il n’a pas le don de reviviscence, il ramasse et étiquette des feuilles mortes. Quant aux écrivains contemporains, il se trompe avec une effroyable lourdeur. C’est un juge syntaxique, mais fol, et dont les arrêts n’ont aucune, aucune, aucune consistance.

À peine Brunetière ouvrait-il la bouche qu’on entendait, d’un coin du salon Buloz, un glapissement nasillard : « Ahn, ahn, bravo, Brunetière, bravo ! » En même temps, s’avançait un être long, crevard, noir et plat, cravaté de noir, sur un plastron d’habit gondolé, terreur des cercles de conversation et des salles à manger, tueur de mouches, d’auditrices et d’auditeurs, le conférencier mondain Victor du Bled. Vous connaissez ce haut plumeau juché sur un bâton, à l’aide duquel on enlève au plafond les toiles d’araignée. Tel se présentait l’historien anecdotier des milieux intellectuels et littéraires du XVIIe et du XVIIIe siècle, l’animal qui a mis la Sévigné en tartines et la