Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/449

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lui prêtaient cette physionomie mélodramatique. Talmeyr, déjà en proie au soupçon, me glissa dans l’oreille : « Qu’est-ce encore que ce bonhomme-là ? » Et je vis bien qu’il croyait à l’apparition indue d’un fils de la veuve, d’un membre du 33e appartement. Mais je le rassurais d’un éclat de rire : « Ça, c’est Faguet ». Il n’en revenait pas. « C’était Faguet ! » me répétait-il ensuite avec trois points d’exclamation, à chacune de nos rencontres.

Faguet a un appétit vorace. À la table de la Revue il rappelait ce vers de La Fontaine : « Les loups mangent gloutonnement ». Un homard déjà grand-père et mort depuis une semaine étant apparu sur un château de riz congloméré, Faguet cassa le ciment et l’avala presque en entier. Tel le poulpe, il projette sur les aliments un estomac irrésistible. Entre les bouchées sort de lui une voix blanche et enflée d’institutrice. Il fait des plaisanteries de grammairien, innocentes et peu compréhensibles, et il est impossible de savoir, pendant qu’il parle, à quoi il pense. Combien je donnerais pour le confesser, s’il se confesse !

En présence de Brunetière le belliqueux, il se faisait petit garçon et gloussait, ce qui est sa manière de s’amuser. Brunetière l’emberlificotait dans des sentences, qu’il cherchait à rendre plaisantes. Il jouait, vis-à-vis de Faguet, le Parisien déluré qui asticote un homme de la campagne. Il le blaguait même sur sa tenue, qu’il feignait de croire impeccable. De sorte que, pour faire sa cour à son directeur, Faguet, les soirs de Revue des Deux Mondes, se tachait un peu plus que de coutume, remettait de la sauce sur son pantalon.

En critique littéraire ou dramatique, ce brave Faguet est aussi inconsistant que Brunetière, dans une autre formule. Il se permet d’être plaisantin. Il est diffus, incertain, d’une cuistrerie tellement poussée, par endroits, qu’elle semble voulue. Néanmoins il faut reconnaître chez lui, parfois, des lueurs et des définitions heureuses qui manquent totalement chez Brunetière. C’est lui qui a appelé Voltaire : « un chaos d’idées claires ». On lui doit un bon Diderot, un excellent Fréron, dans ses études sur le dix-huitième et, dans ses histoires d’amours des hommes de lettres — de quoi je me mêle, — il y a, parmi un fatras, quatre ou cinq anecdotes savoureuses et lestement contées. Ce fils de la soupente et de la bibliothèque est capable de vues ingé-