Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/465

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une peinture sommaire de l’instinct animal, — qui n’est même pas l’instinct de l’animal humain, — Bourget réagissait dans le sens des commandes et directions cérébrales de l’organisme. Il délaissait les bonnes, les pochards et le ruisseau pour des sujets plus relevés et plus importants. Le naturalisme lui en voulut beaucoup, et la plupart des critiques dirigées par les primaires contre ses prétendues préférences mondaines, critiques d’une rare sottise, datent de là. Ayant infiniment d’esprit, il est le premier à en rire.

Deux lois, selon lui, gouvernent le roman : celle de la crédibilité et celle de la durée, ou perspective. Ce que l’auteur raconte doit être cru par le lecteur. « On dirait que c’est arrivé. » Compliment véritable, récompense de l’écrivain, alors qu’ayant retiré ses étais, il donne l’illusion d’une formation spontanée. Dickens, Alphonse Daudet ont possédé au plus haut point la crédibilité. Chez Balzac, elle est interrompue par ces continuelles effusions et suffusions du génie, qui rappellent, aux admirateurs de l’œuvre, l’existence de l’ouvrier. Balzac, c’est le mécanicien qui passe la tête dehors par la soupape et converse avec les passagers. C’est le castelier qui intervient dans le guignol pour expliquer comment le commissaire a mérité d’être rossé. Balzac ne suggère pas. Il dit tout, il explique tout, il est ivre de relier les pièces de l’univers et les morceaux des âmes. En quoi il diffère profondément de Shakespeare, qui laisse la parole à ses personnages et n’interprète pas leur destinée, en commentant la sienne propre. Je pense que cette seconde méthode a les préférences de Bourget.

La question de durée ou de perspective n’est pas moins importante. Il faut que le roman soit baigné dans le temps, faute de quoi il est illisible, tantôt lancé comme un train rapide, tantôt lent comme une tortue malade. Le pauvre Rod n’a jamais eu la notion de la durée. Cherbuliez, cet autre Rod, ne l’avait pas non plus, et c’est pourquoi son œuvre est caduque. Balzac, très habile à ce point de vue, enferme l’éternité de l’amour dans quelques chaudes minutes parfumées du parc de Clochegourde ou dans la courte nuit de Montauran et de Marie de Verneuil, puis il fait tenir toute une époque dans le Cabinet des Antiques ou dans le siège du vieux Rouget par Philippe Bridau. C’est un art magique que de savoir retourner