Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/479

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

conversation, d’un rire où sonnent les grelots de la vie physique, le plaisir de respirer, d’avoir un teint magique et d’être là.

Les dîners au Reform club et à l’Atheneum souffraient de l’absence de cet élément féminin. Rien n’est lugubre et laid comme une réunion d’hommes. C’est un avant-goût du purgatoire. Il y avait pourtant, groupés là, en l’honneur d’Alphonse Daudet, des personnages importants ou séduisants : Arthur Balfour, long, mince, délié, en pleine possession de sa renommée philosophico-politique, — un livre récent de lui faisait grand bruit ; — son ami et adversaire John Morley, bouche sarcastique, regard perçant, repartie vive ; — le charmant amiral Maxse, qui bredouillait avec une affectueuse bonhomie et voulait tout le temps nous mener à l’inauguration d’une piscine nouvelle. C’était la mode à Londres, cette année-là. Le peintre de l’antiquité conventionnelle Alma Taddema, large et roux, avait l’air d’un personnage de Franz Hals. Burne Jones, discret, elliptique, nuancé, parlant par allusions métaphysiques, rappelait à la fois Puvis de Chavannes et Mallarmé. Le vieux, vieux, vieux mondain Hamilton Aïdé — on lui prêtait généreusement quatre-vingt-cinq ans — jouait les beaux de 1830, ainsi que sur les estampes, et vous murmurait, dans les coins, à l’oreille, des potins incompréhensibles, en désignant d’un doigt de mort les convives.

Borthwick, depuis lord Gleanesk, le directeur du Morning Post, un Magnard moins quinteux, me fit une confidence, de son ton brusque et décidé : « Dans les clubs de Londres, même les mieux tenus, la chère est fort inférieure à ces petits restaurants du Strand où l’on déjeune pour quelques shillings, d’un poisson parfait et d’un steak and kidney pie… Aimez-vous le steak and kidney ? » Je l’assurai que ce plat me semblait le chef-d’œuvre de l’assez courte cuisine anglaise. « Eh bien, demain, je vous en ferai manger un et vous m’en direz des nouvelles ». Ce journaliste était un chef. Quelle horreur lui inspiraient déjà, à cette époque, les Allemands ! Nous en avions, lors d’un souper chez lui, remarqué quatre, qui bâfraient en salissant la nappe, et Borthwick dirigeait sur eux des regards d’un mépris écœuré. Nous conclûmes : «…Soixante millions de porcs ».

Robert Sherard est un journaliste anglais de beaucoup de