Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/480

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cœur et de grand talent, que mon père avait pris en affection. À l’époque, il ressemblait en blond à Bonaparte jeune, mais il était toujours mécontent de tout. Il disait d’Hamilton Aïdé : « Ce vieux ferait mieux d’aller se coucher » ; du violoniste qui égaie relativement une soirée : « Il ne sait pas du tout se servir de son instrument », et de Stanley : « Je n’aime pas qu’on tue, même des nègres ». De sorte que nous lui remontions le moral et cherchions, mais en vain, à l’arracher à son pessimisme naturel. Il finissait pourtant par rire lui-même quelquefois de son excès de sévérité.

Je ne sais pas si Stanley a tué des nègres trop aisément — comme le lui reprochait Sherard — mais je sais qu’il donnait l’impression d’un grand homme. Petit, de teint assez cuivré, la mâchoire, les pommettes et le front solides, l’œil aigu et rapide, recourant à l’espagnol et à l’anglais quand son français défaillait, le grand explorateur apportait avec lui l’autorité, cette plénitude de l’air, de l’ambiance qui émanent des personnalités irrésistibles. Il accompagnait ses récits brefs de gestes tranchants de ses mains menues. L’admiration enthousiaste que lui témoignait mon père lui était visiblement agréable, et il répondait avec méthode aux questions qu’on lui posait. Il racontait un dîner d’adieu en l’honneur de Dulong, qui périt si misérablement au pôle nord, dans le naufrage de la Jeannette : « Au dessert, je me suis levé et j’ai dit : « Take care, mossier Dioulongue, parce que si vous égarez vous, mossier Gordonne Binnette envoie moa chercher vous ». Son esprit prodigieux transparaissait à travers sa prononciation défectueuse et ses fautes de syntaxe. Il coupait les mots comme la brousse.

Il était le gendre de Mme Tennant, femme d’élite dont il est question dans les mémoires de Flaubert. Il vivait, entouré de soins et d’affection, dans un charmant hôtel de Richmond Terrace, rempli de ses souvenirs de voyage. C’était le lion au repos, un lion correct, qui comprimait ses bâillements et de temps en temps, dans un rapide sourire, montrait ses crocs étincelants. Il traitait affectueusement ses compagnons d’aventures, comme Jeffson, lesquels gardaient devant lui l’attitude militaire des soldats devant le chef. Je le vois nous recevant avec une simplicité, une amabilité de grand seigneur, soule-