Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/485

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pent. Ni les vices, ni les vertus, ni la faculté de s’étonner du bref passage terrestre n’ont fait leur temps. La substance cérébrale, cette substance « qui ne se repose jamais », comme le répétait Meredith, aura toujours besoin de s’inscrire, de se confronter, de se scruter. Sans vouloir jouer au prophète, j’affirme que le roman se transformera et par la sincérité en quelque sorte sculpturale des personnages, et par l’extraction de la destinée qui circule en eux, avec leur sang et leurs nerfs, et par l’étude de plus en plus approfondie de leurs mobiles et de leurs mirages. Balzac, si grand qu’il soit, est encore rudimentaire. Stendhal aussi. C’est à ce tournant que se dressera la statue immortelle de George Meredith. L’Angleterre sera aussi fière de lui qu’elle l’est actuellement de Shakespeare. Car il est au pôle de la prose, — j’appelle prose la science de l’analyse, des ressorts intellectuels et moraux, — ce que Shakespeare est au pôle de la soudaine et foudroyante poésie.

Pour comprendre et lire la ville de Londres, il faut connaître la littérature anglaise, il faut avoir lu et relu les dramaturges élizabethéens, Shakespeare, Ford, Webster, Cyrille Tourneur, les ouvrages de Thomas de Quincey, de Dickens, de Stevenson, de Thomas Hardy et de Meredith. Que de fois, m’installant à un carrefour du Strand, dans un endroit pressé et populeux où les passants s’écoulent comme une eau limoneuse, je me suis laissé aller à cette rêverie éveillée où les fantômes littéraires et poétiques s’appliquent aux vivants ! Voici la petite Anne qui sort d’une pharmacie, son verre de porto épicé à la main, pour secourir l’écrivain défaillant. Voici les camarades de Shakespeare, le poursuivant de questions baroques, auxquelles il répond du tac au tac, en accumulant les pointes et les métaphores. Car, au dire des contemporains, il était bavard et amphigourique comme un de ses personnages de second plan. Voici l’assassin Sikes, après le meurtre de Nancy, suivi de ce chien qui l’exaspère. Voici John Silver, le boiteux ; voici le terrible personnage double Hyde-Jekyll, voici Florence et le petit infirme de Dombey et fils, et tous et toutes dont l’énumération remplirait un quartier de la ville immense. C’est l’été. Le crépuscule vient sournoisement dans une poudre rose et cuivre chaud, qui apparente tous ces hommes, toutes ces femmes, à des chefs-d’œuvre de Reynolds et de Hogarth. Dans les profon-