Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/491

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et l’aspect d’Elseneur nous donnèrent exactement la sensation surintense, le frisson du sublime que nous espérions depuis Amsterdam. Il est bien rare que l’action devienne ainsi, en dépit de Baudelaire, la sœur du rêve. C’était à la chute du jour, c’est-à-dire en ces climats, en cette saison, vers les trois heures après midi. Le château légendaire et sa terrasse émergeaient d’une brume d’argent, basse et comme vénéneuse. Une allée d’arbres à frimas longeait l’eau solide, qui la reflétait vaguement. Vous eussiez cherché en vain le vestige des petits pieds d’Ophélie, les appuis lourds de Polonius, ou l’empreinte du prince danois. Mais tout était demeuré dans la position, dans la stupeur du duel fatal, où la fiole compléta l’épée, et l’on croyait entendre, dans l’air ouaté, la lointaine alarme de Fortinbras. C’est de cette hallucination réelle que naquit le Voyage de Shakespeare. Là je compris aussi que Shakespeare avait sûrement vu Elseneur, avec les yeux du corps ou ceux du songe. Quand nous arrivâmes à Körsör, la nuit venait, opaque et tragique, semblable à l’oubli, à la mort et à la désaffection.

— Et maintenant, s’écria Georges, à Stockholm !

Malheureux que nous étions ! Nous avions oublié le banquet en l’honneur de M. de Goncourt, remis par suite de la mort de Vacquerie et auquel il eût été sacrilège de ne point assister ; car nous aimions et admirions de toutes nos forces l’auteur de Germinie Lacerteux et de la Faustin. Un nouveau télégramme nous rappela cette circonstance aggravante, en même temps que le directeur des postes et télégraphes de l’Empire nous faisait savoir qu’une assez forte somme, destinée à notre ravitaillement, était « accrochée » à Hambourg. Tout cela fit que nous disposions juste de quarante-huit heures pour faire la connaissance de Stockholm, de ses environs, de l’aimable ministre plénipotentiaire M. Rouvier, et du romancier historien de Marie-Antoinette et de Fersen, le sympathique Heidenstamm. Ce bref délai fut bien employé ; visite à Drottingholm par une tourmente de neige, course en traîneau, promenade à travers la ville, dîner, présentations. Puis en route ! Quatre-vingts heures plus tard, ainsi que dans une pièce de Jules Verne, nous débarquions en habit et rasés de frais au Grand Hôtel, où quatre à cinq cents personnes de la première société, comme on dit à Londres, fêtaient le bon parrain de ma jeune sœur.