Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/502

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ans. Henry Houssaye avait imaginé un jambon accompagné de truffes, dit « à la H. H. », dont je renonce à décrire le velours parfumé. Je déchirais l’ananas suivant les règles, en l’inondant de kirsch, de sucre, puis de marasquin. Les mets étaient repassés deux fois, comme il se doit, et il était formellement interdit aux domestiques, — que surveillait notre chère Pauline, majordome discrète, incomparable, — de presser le mouvement. Chaque convive avait devant lui son verre à vin ordinaire, destiné à être bu largement, son verre à bourgogne, son verre à bordeaux, sa coupe à Champagne. Le grand style classique. La cave, en effet, valait la cuisine, laquelle atteignait fréquemment au sublime. Ali Bab, ou si vous préférez Henri Babinski, l’immortel auteur de la Gastronomie pratique, déclare volontiers qu’un repas excellent ne pèse jamais sur l’estomac. Cette loi fondamentale se vérifiait chez Mme  de Loynes. Bien qu’on y mangeât trop, nul ne s’assoupissait, ni ne s’aigrissait vers la fin, comme c’est le cas quand Locuste opère parmi un luxe de mauvais aloi. Seule, la tête légère de Henry Houssaye s’échauffait parfois, à la suite d’une série de coupes de Champagne, mais ses clameurs, accompagnées de lissements rapides de sa barbe de fleuve historien, se perdaient dans la bienveillance générale. On lui accordait tout, à ce grand enfant académique, confit en stratégie napoléonienne, bien qu’il n’eût jamais commandé même une patrouille et qu’il fût le plus pacifique des hommes. Son Waterloo demeure une belle chose.

Henry Houssaye faisait généralement vis-à-vis à Mme  de Loynes, qui le calmait d’un regard, quand il s’exaltait selon Clicquot. Jules Lemaître, du bout de la table, aidait à l’administration intellectuelle des repas, avec une inaltérable bonhomie. Il émoussait les angles aigus, mettait des cédilles et des accents, désempoisonnait les fléchettes et amortissait les « moi, moi, moi ». Son ironie aérienne doublait le sel, le poivre et les épices. Ajouté à celui de Mme  de Loynes, son tact subtil créait une atmosphère elliptique, allusionniste, où les intentions étaient comprises, sans être exprimées, une dentelle verbale d’un point bien rare. De temps en temps, quand commençait à sévir un abstracteur de quintessence, il faisait le bêta aux yeux ronds, le rustique venu de Tavers, avec un fromage de chèvre et une bouteille de vouvray, qui demande des