Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/506

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sion — « du poisson avec du soleil ». Cette fantaisie le sauve du prosaïsme, son démon tentateur. Le rôle de l’argent dans la société est apprécié par lui magistralement. Il admire qu’un monsieur qui a cent mille francs les remette, en temps de paix, bénévolement à un banquier, qui en tirera le bénéfice et lui restituera, en échange, un paquet de papiers, plus trois mille francs par an. C’est en effet prodigieux. Les calculs des économistes et les axiomes fondamentaux des moralistes ne lui en imposent point. Il en démontre avec enjouement le paradoxe. Quand d’Avenel, gileté d’argent et d’or, essayait d’exposer à Capus, devant la lourde Tanagra en saindoux de Gérome, qui ornait la cheminée de Mme  de Loynes, les variations de prix de « l’alicaud de mouton » depuis saint Louis, Capus, d’un mot décisif, désarçonnait le navrant vicomte et lui dévissait son illusoire vicomte. Du Bled, épouvanté, n’osait pas s’y frotter et dirigeait ses échasses et ses talons du dix-septième d’un autre côté.

J’affirme que l’insecticide Capus — détruisant blattes, cancrelats, cafards — est le roi des insecticides. Cher Capus, sans en avoir l’air, il fait d’aussi bonnes besognes, avec son petit soufflet doré, que Forain avec son pulvérisateur à vitriol ! Les deux instruments sont bien utiles.

Quant à Maurice Donnay, mon cousin — avant la guerre nous mettions un k à cousin, mais depuis… — c’est un poète, satirique quand on l’embête, et un voluptueux rêveur. Il se tire des réunions mondaines en prenant le train au potage pour Constantinople, la Perse, les Indes et en ne revenant qu’au dessert. Ce qui ne l’empêche pas de capter, dans un coin tout petit, tout brillant, de son œil rieur, le décolletage de sa voisine ou le tic du monsieur là-bas au bout. Je crois qu’il préfère le décolletage harmonieux au tic, mais que l’inharmonieux le rend un peu malade. Il a une forte bouche, de très brave ogre qui choisit ses bouchées, un rire exquis d’enfant heureux, des dents resplendissantes, et une brève et savoureuse hésitation dans le débit, accompagnée d’un mouvement des doigts, comme s’il faisait des boulettes de mie de pain. Quand un type le rase avec des considérations vaines, ou quand un laideron lui explique son caractère, il devient très triste, aussi triste qu’un pauvre homme détaillé nu par un bourreau, sur un marché