Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/51

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Je me souviens d’un mot de Mistral qui fit rire toute la tablée, alors qu’une aubergiste fort démunie hésitait à plumer un poulet, attendu que c’était un vendredi et qu’elle avait affaire à de bons catholiques : « Calmez vos scrupules, ma brave femme. Nous sommes des poètes. C’est nous autres qui faisons les psaumes. » Mais il y faudrait la langue, l’accent et le geste.

« Luise tout ce qui est beau ! Que tout ce qui est laid se cache ! » C’était exactement le contraire de la formule naturaliste.

Un autre milieu provençal, moins illustre, mais d’un grand caractère, était celui des Ambroy, au château de Fontvieille. Ils étaient quatre frères, dissemblables de tempérament et de goûts, que réunissait et conciliait leur mère, vieille bourgeoise du Midi, de haute allure, pleine de sagesse et de dignité. À sa mort, la discorde se mit définitivement entre les fils. Mon père prit parti pour Timoléon Ambroy, et leur solide amitié s’en trouva encore resserrée. Homme d’initiative et de vive intelligence, on l’appelait dans la famille « Maître Bon Sens ». Timoléon fut un des premiers à inonder ses vignes pour les sauver du phylloxéra. C’est dans un des moulins de Fontvieille qu’Alphonse Daudet écrivit ses fameuses lettres. Ils subsistent encore, privés de leurs ailes, témoins d’un passé glorieux, dominant le village qu’envahit maintenant l’exploitation des carrières de pierre meulière.

Fontvieille était une spacieuse demeure meublée à l’ancienne, avec des pièces hautes et larges. La chambre d’angle du premier étage subissait les assauts d’un mistral si furieux, qu’on la laissait inhabitée. On l’appelait la chambre du vent. Le parc, planté de pins et garni de « cagnards » ou abris contre la bourrasque et le froid, était immense et sans clôture, vallonné, coupé de petits murs de pierres éboulées et, de-ci, de-là, de claies de roseaux. Il se perdait, de façon indéterminée, dans la campagne environnante, jusqu’aux premiers contreforts des Alpilles. Enfant, puis jeune homme, j’ai joui là d’une liberté sans limites, buvant l’air et la lumière, écoutant le chant des cigales, les clochettes des troupeaux qui rentrent, et sentant autour de moi le frémissement du passé et de l’histoire, mais léger, mêlé à la vie champêtre, dépouillé de tout attribut funèbre. Ces paysages méridionaux sont une leçon d’équilibre moral et de sérénité.