Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/518

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Robert Vallier, lecteur à la Revue de Paris, figure mondaine, bien que détestant les gens du monde, homme très cultivé, plein de rancœur, d’une certaine amère rudesse, avait un torse d’écuyer, des mains de boucher et une tête curieuse, peu définissable, pleine d’ambition et de violence, d’aspirant bourreau. Il désossait les illusions, désarticulait la confiance et tordait le cou à la bienveillance. Il y avait en lui, à certains moments, une verve drue, quasi saint-simonienne, un art du dépiautage très personnel. Il parlait vite et dans les coins, de façon confidentielle, de sorte qu’il préférait le billard, situé derrière le salon, et plus vaste, à l’antichambre. Alors Mme  de Loynes, que les apartés agaçaient, le rappelait :

« Ami Vallier, dites-nous donc tout haut ce que vous contez tout bas à M. Lemaître.

— Madame, c’est tout à fait impossible », répondait Lemaître en riant.

En effet, Vallier quelquefois lâchait des propos à faire rougir un homard, animal rien de moins que chaste, comme eût dit Faguet. Il y a des gens qui peuvent dire agréablement des choses inconvenantes. Il y en a d’autres qui ne le peuvent pas. Vallier était de ces derniers. C’était un personnage pas désagréable, énigmatique, mais pas assez important pour qu’on cherchât à scruter son énigme. Il en souffrait, et cette incuriosité à son endroit le mettait en état de haine recuite. Henry Simond, directeur de l’Écho de Paris, se faufilait, petit, débile et jaune, avec des propos pressés de convalescent, au milieu des occupants de l’antichambre, pour aller saluer la maîtresse de maison, puis Lemaître : « Bonsoir, madame, bonsoir, cher maître, bonsoir, cher ami, bonsoir, mon cher monsieur, bonsoir, mon cher confrère, bonsoir, mademoiselle Pauline, bonsoir, mon cher… » Il avait l’air de l’enfant sage, qui fait le tour de la table, au jour de l’an. Un nez long et cabossé au milieu, des yeux doux et noirs, des joues maigres appliquées sur des mâchoires assez fortes, un corps de poulet étique, des petits os métacarpiens, tel est Simond, fils d’un père plantureux, essoufflé et troublant, feu Valentin Simond, fondateur du journal.

Je n’ai pas de veine avec Henry Simond, il n’a pas de veine avec moi, nous n’avons pas de veine l’un par rapport à l’autre.