Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/53

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En Arles, Timoléon habitait rue Barrême, à deux pas de la place du Forum, une vaste maison, ancienne et noire, où j’ai connu aussi de bonnes heures. Le tour d’esprit du bon Tim, si parfaitement contraire à tout ce que l’on raconte des exagérations méridionales, m’enchantait. Jamais je n’ai connu ami plus fervent du juste milieu, censeur plus vigilant de toutes les outrances, quelles qu’elles fussent. J’avais ses confidences. Il ne mordit jamais ni aux livres de Zola, ni à ceux de Goncourt, ni à ceux de Flaubert, ce qui alors me semblait sacrilège. De Zola, il disait : « Autant vaut rester toute la journée enfermé dans ses cabinets, en s’y faisant même porter ses repas.

— Mais, Tim, il a le sens des masses.

— Le cochon aussi a le sens des masses, mon brave enfant. Regarde-le dévorer, le nez dans son baquet.

— Écoute, l’Assommoir, c’est épatant.

— Tu trouves ça drôle, l’histoire d’un pochard qui finit par tomber d’un toit, et d’une blanchisseuse qui se prostitue ? À Paris, il est possible que ces saletés fassent les délices de la société instruite et cultivée. Ici, à Arles, ça nous répugne. »

Il trouvait Goncourt un fort aimable homme, d’une éducation parfaite, « mais, ajoutait-il, ses histoires de clowns et de bonnes, les frères Zemganno et Germinie Lacerteux, me laissent froid. Ne le raconte pas à ton père, surtout ; c’est entre nous.

— Mais Flaubert ?…

— Flaubert, je l’ai vu chez Alphonse. C’était un grand et solide gaillard qui aurait dû prendre garde à la congestion… Quant à ses livres, ils sentent le moisi, le renfermé. Ça non plus, je ne l’avouerai pas à ton père. Il croit me faire plaisir en m’invitant avec tous ces gaillards dont s’occupent les journaux. Je ne veux pas lui enlever ses illusions. Cette école nouvelle consiste, en somme, à faire un sort aux principaux embêtements de l’existence. Eh bien, je préfère autre chose. »

Il n’en démordait pas. Les caprices de la mode intellectuelle n’avaient sur lui aucune influence. Jamais je n’ai connu homme plus soustrait à ce qui n’était pas son impression directe ou le fruit de sa propre réflexion. De même, quand il visitait sa propriété, Fontvieille, ou le Mas-Blanc, il se faisait conduire aux dégâts qu’on lui signalait et les examinait silencieusement,