Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/533

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sance. Je ne connais, d’aussi effrayant, que le yacht de plaisance et la croisière d’agrément. Je ne suis pas riche, mais je donnerais bien vingt francs par mois pour n’avoir pas de yacht, de Thisbé, de Goélane, ni de Minouche, et pour ne pas m’y promener sur le pont, vêtu de flanelle, rasé de près par un homme du monde et me tournant les pouces. L’existence de luxe est quelque chose d’abominable. Cher Horace, quelle belle formule tu sus trouver, savant jouisseur des bonnes choses, avec ton aurea mediocritas !

« Il y a quinze ans, — disait Mme de Loynes, — que j’essaye de décourager ce pauvre Liégeard de l’Académie. Je n’y arriverai jamais.

— Il a du trop bon chambertin… déclarait Lemaître. Alors ceux qui le boivent persuadent à Liégeard qu’il doit s’obstiner. »

Un soir, Stéphen Liégeard nous emmena dîner chez Le doyen ; nous, c’est-à-dire les principaux habitués du repas hebdomadaire de Mme de Loynes. Quel brave type ! Je lui aurais promis avec plaisir ma voix, en cas de vacance pour l’académie Goncourt. Mais ça ne lui aurait pas fait le même effet. Il avait apporté avec lui une vingtaine de bouteilles de son « vin de refus », comme je l’appelais, et Houssaye m’affirma que, chez lui, dans son château, on en buvait encore du meilleur. Résultat : quelque chose comme six voix. Abreuvez donc des ingrats !

J’ai pu me convaincre sur le vif que l’élection académique est une opération d’une fantaisie échevelée, une joute d’humeurs, une espèce de farce moliéresque. La plupart des existences, que le badaud envie, sans soupçonner leur détresse, n’ayant aucun but, l’Académie tient l’emploi de but. Elle offre aussi cet avantage positif qu’un directeur de journal n’ose pas offrir cinquante francs à un académicien pour un article de tête. Et puis il y a les invitations à dîner… mais le fauteuil ne donne malheureusement pas le droit de choisir les cuisinières, ou les chefs, ni de faire les menus. Bref, le jeu, comme on dit, n’en vaut pas la chandelle et Alphonse Daudet avait raison. Quel peut être le plaisir de faire partie d’une sélection, en même temps que Jean Aicard ou que Brieux ?

Le marquis de Ségur n’était pas de cet avis. S’est-il assez démené pour en être, le petit-fils des Mémoires d’un âne et du général Dourakine ! Pendant deux ans, il vint rendre visite à