Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/541

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

résignés, remplis de lassitude et de mélancolie. Notre géant avait des projets à sa taille : un plan de rénovation générale de la presse française, puis de la nation française, puis de l’Europe, puis du monde. Entouré de collaborateurs spécialistes aussi calés que Perraud du Temps — qu’il disait lui être « d’voué jusqu’la gauche » — il allait jeter par terre le Petit Journal, le Petit Parisien, le Journal et le Figaro. Il s’occupait de distribuer les « rbriques » ou rubriques, au prorata des « cpacités » ou capacités de chacun. Il voulut bien, dans sa grande condescendance, songer à votre serviteur pour le compte rendu de la Chambre.

Il vint me proposer cette merveille rue Saint-Simon, où j’habitais alors, par une matinée pluvieuse, mais moins que sa conversation. Pour me tenter, il me cita l’exemple de Camille Pelletan qui, dans une telle besogne, s’était acquis, à l’ancien Rappel, une gloire immortelle. Pendant qu’il me parlait, avalant les syllabes, rajustant son lorgnon, je voyais au-dessus de sa tête altière le four certain, chauffé par l’incapacité et l’outrecuidance et, dans ce four, le pain amer de la déconvenue, puis de la rage. Je tiens vraisemblablement de mon père ce don de l’observation anticipée, qui me permet de conjecturer les conséquences d’après les prémisses et les effets d’après les causes, et qui m’a bien rarement trompé.

Je déclinai poliment l’offre du Judetissime. Il en conçut un vif mécontentement, mais, à cause de Mme  de Loynes, il n’en laissa tout d’abord rien paraître. Toutefois j’appris qu’à quelque temps de là il avait fait une violente sortie contre un article de la Libre Parole, où je maltraitais Guillaume II. Nul n’y comprit rien et je ne devais moi-même avoir, sur le motif de cette hargne, quelques lueurs que beaucoup plus tard.

Mme  de Loynes recevant un grand nombre de personnages importants et influents, dont plusieurs susceptibles de s’intéresser aussi à l’Éclair, Judet venait presque quotidiennement avenue des Champs-Élysées. Le vieux Jacques annonçait de sa voix douce : « M. Ernesteu Judet ». Aussitôt l’on voyait deux pieds, puis ce grand corps, puis cette petite trombine avide et sournoise. Il s’asseyait, les guibolles en avant, relevant les basques immenses de sa redingote, son chapeau haut de forme sur les genoux et demeurait, immobile, silencieux, hié-