Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/542

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ratique, comme s’il sortait d’un chêne de Dodone. Au bout d’un quart d’heure, la présence de ce cadavre inodore et tiède commençait à causer une certaine gêne, d’autant plus que, de temps en temps, un propos quelconque lui faisait hausser une épaule : « Et vous, Judet, qu’en pensez-vous ? — lui demandait Mme  de Loynes agacée.

— Moi, rien, m’dame, bsolument rien.

— Allons, voyons, dites tout de même votre avis. Vous n’êtes pas un oracle.

— J’pense que c’est la d’rnière des m’ladresses. »

Car tout ce que Judet n’a pas conçu et réalisé, tout ce qui n’a pas un rapport quelconque avec Judet est très exactement — comme disait Coppée — du vomis de chien.

« M. Antoine Vlasto. »

Vlan ! Comme au régiment, à l’entrée du colonel, voilà mon Judet debout et bloquant contre le mur son donateur victime, lui exposant le thème général du prochain conseil d’administration.

« Judet, laissez un peu M. Vlasto s’approcher de moi. Ne le prenez pas tout entier pour vous. »

Cette histoire des deux cent cinquante mille francs, rapidement connue, faisait le bonheur de tous les habitués et chacun félicitait Vlasto-le-riche d’avoir ainsi renfloué l’Éclair et ajouté un étage à Judet.

Ce phénomène naturel est très sportif. Il pratique l’escrime, le pistolet, le cheval, le canotage, la natation et l’ascension. Le cabinet de Judet est tapissé de photographies des géants des Alpes, auxquels il se compare, en se préférant, quand il daigne regarder autre chose que lui-même. Les rives de la Seine le voient, dès la prime aube, indien maussade, pagayant comme Cerf Agile. Puis, quelques heures plus tard, les allées du Bois de Boulogne s’enorgueillissent d’être foulées par son coursier. Il en garde les jambes écartées jusqu’à la nuit ; ce qui faisait croire, dans les premiers temps, aux rédacteurs de l’Éclair, qu’il faisait pipi dans sa cheminée. Il imagine volontiers que des périls cachés et nombreux menacent sa précieuse existence ; aussi est-il toujours armé jusqu’aux dents, coutelas, revolver, casse-tête, qui font des bosses dans ses étonnants vêtements. Je suis encore malade de rire en songeant aux précautions qu’il