Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/543

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avait prises en vue de la révolution, au 1er mai 1906. Le préfet Louis Lépine avait ordonné cette année-là des mesures d’ordre rigoureuses, à la suite de je ne sais quel rapport, et Judet répandait la panique, montrant à tous la carabine à répétition qui lui permettrait de défendre son blockhaus de la rue de Chézy jusqu’à la mort. Cette perspective de résistance héroïque lui donnait encore plus d’importance. Il promenait, sous les espèces d’une canne, une masse plombée de cinquante kilos et affirmait, de façon peu compréhensible, que des rassemblements se formaient le soir à Belleville et à Charonne. Il conseillait vivement à Mme de Loynes de gagner la province avant ces massacres. Je touchai là ce fond de frousse chronique, qui fait un divertissant contraste avec ses dimensions et son attitude. Nous lui montâmes, à ce sujet, quelques bateaux qu’il prit plutôt mal. Son irritation fut sans bornes quand il apprit que, ce grand soir d’apocalypse, nous étions allés, ma femme et moi, dîner tranquillement chez Noël Peters. Le vaillant préfacier des Études sur le combat, d’Ardant du Picq, n’en revenait pas.

Un homme fat n’a jamais d’esprit. Judet ne fait pas exception à la règle. Sa pose, parmi les écrivains spirituels qui fréquentaient avenue des Champs-Élysées, était celle du philosophe de Couture, du pense-profond égaré chez les amuseurs. Il toisait de haut Grosclaude, Capus et Donnay. Il exécrait Rochefort, lequel de son côté, le tenait pour « un grand abruti, oui, oui, mais allons donc, un dépendeur d’andouilles et pas autre chose… » Quand l’illustre et délicieux pamphlétaire racontait vivement une histoire pittoresque, de cette voix où tintaient parfois des inflexions féminines et enfantines enchifrenées, Judet affectait de regarder le plafond, ou ses pieds, ou de feuilleter une brochure oubliée sur une table. Seul avec lui-même, il doit se répéter constamment : « Je suis remarquable… Je suis Judet… Ah ! quel brave Judet !… Étonnant Judet !… Admirez Judet… », etc. Sa mauvaise humeur tient au contraste affligeant entre l’opinion qu’il a de lui et celle que les autres, même les mieux intentionnés, ont de Judet. Ayant fréquenté, grâce à l’ancienne importance du Petit Journal, des ambassadeurs, des généralissimes, des ministres en exercice, des chefs d’État, il en est arrivé à se considérer comme une sorte de pape de l’opinion, d’empereur des courants populaires et il ne