Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/550

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nique. C’est un homme sans affectation que ce grand comédien et metteur en scène de génie, qui pourrait faire, d’après le souvenir de ses auteurs, un si beau traité de la vanité humaine. Il a connu tout : la misère vaillamment supportée, la fortune, la grande notoriété, l’amitié des pauvres puissants de ce monde, les acclamations du public, puis de nouveau l’abandon, l’ingratitude, la nécessité de remonter sur de médiocres tréteaux… Aussi s’est-il fait une philosophie personnelle à la va-comme-je-te-pousse, visible dans ses prunelles où tourne une mélancolie railleuse, perceptible dans sa voix enrouée mais impressionnante. Il est un répertoire d’anecdotes cocasses, amusantes, spirituelles et il n’a pas du tout, mais pas du tout, ce goût de la basse vedette qui dépare les meilleurs de sa profession. Par exemple, je crains qu’il ne soit un vrai nihiliste, un persuadé du néant universel, ou, suivant l’argot de Paris, un je m’enfichiste accompli. Il a trop plu sur son parapluie, il a eu trop de déceptions et fréquenté trop d’aigris, grâce à lui momentanément désaigris, puis aigris de nouveau. Son dos, quand il remonte la scène, est d’un monsieur terriblement désabusé. Quelle carrière que celle de cet employé du gaz, d’une intelligence hors ligne, s’élevant de la crotte des Rougon-Macquart, — qu’il continue à croire épatante — et de la doctrine de Paul Alexis, à la somptueuse et ruineuse restauration dramatique de Psyché ! Lors de la répétition générale de ce chef-d’œuvre, monté par lui dans la perfection, j’allai, par les couloirs familiers de l’Odéon, lui exprimer mon enthousiasme. Il était triste et presque accablé. Il me remercia avec un douloureux sourire, navré comme une caisse vide, et je songeai : « Quel dommage qu’il ait le souci d’une administration compliquée, qu’un prince généreux ne lui fasse pas le don, cent fois récupérable par l’art national, de quelques centaines de mille francs ! Comme il réaliserait de belles choses ! »

Tout autre est Lucien Guitry, grand comédien lui aussi, mais sans le coup d’œil profond d’Antoine sur la reconstitution du réel par le factice. Je ne l’ai rencontré que trois ou quatre fois, assez pour reconnaître un esprit tout ensemble avisé et de faible discernement, je veux dire prodigieusement influençable. Malléabilité, aisance, représentation imaginative exacte des passions et des mouvements qu’il incarne, tel est Guitry. Igno-