Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/556

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simple adhésion. Il veut encore qu’on la motive. Aussi ne permettais-je ni à Donnay, ni à Capus, ni à Grosclaude de s’échapper par la tangente. Je les priais de répondre congrûment, de développer leur point de vue, ce qui m’évitait de faire de même. Cependant que Judet, fronçant les sourcils et juché sur sa colonne double de drap militaire, observait un méprisant silence. Car lui seul, vous m’entendez bien, a le mot de l’énigme universelle, et il ne le dira qu’au Judétement dernier, si Dieu le lui demande poliment.

Boni de Castellane n’a pas seulement le sens de la politique étrangère, il a encore celui des fêtes, qui ferait de lui un ambassadeur accompli. Je ne puis pas supporter les nombreuses réunions mondaines, les cohues d’habits, de chamarrures et de bijoux, où les vieilles dames, décolletées jusqu’aux reins, me font mal au cœur et les vieux messieurs, chargés de récits et d’honneurs, mal au ventre. Cependant, je me rappelle avec plaisir une somptueuse soirée donnée dans le palais rose, dans le Trianon idéal que Boni de Castellane habitait alors avenue du Bois de Boulogne, et qui rappelait le fameux bal de Cendrillon. En haut de l’escalier monumental, luisant comme de l’eau figée, un orchestre parfait jouait avec chœurs le Vive Henri IV. Le maître de maison accueillait chacun de ses dix mille invités avec une grâce charmante, trouvait — chose inouïe — un mot aimable pour chacun. Le buffet n’était pas une bousculade, ni une mangeoire. On y savourait tranquillement de la viande froide, presque aussi bonne que chez soi, avec une gelée authentique. Les jolies femmes l’emportaient sur les sorcières, grâce à l’absence presque complète de l’élément exotique. Je m’attendais à chaque instant à voir arriver le chat botté, le carrosse creusé dans la citrouille, le prince charmant et l’adroite Finette. Il n’est pas permis à tout le monde de réaliser ainsi un conte de fées.

Dans un autre genre, Costa de Beauregard était, lui aussi, un fort agréable gentilhomme à tête de grand chat angora, vieux, poli, poncé, rusé, saluant les dames jusqu’à terre et préoccupé de plaire sans fadeur. Notre commun effroi du vicomte d’Avenel, et de ses considérations économico-sociales, était un lien entre nous. Le seul défaut de l’installation de Mme  de Loynes était quant à la défense contre les raseurs.