Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/58

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à un guéridon, devant ses paquets de feuilles manuscrites, un verre d’eau à côté de lui. Nous, les auditeurs, vieux et jeunes, occupions des chaises et des fauteuils. La chaleur d’août étant terrible, on avait fermé les volets, laissé juste un filet de lumière qui tombait sur l’opérateur. Dans ce cas il n’est plus qu’un recours : compter approximativement les pages, à mesure que les tourne un pouce fébrile, et se dire, chaque fois que la scène change : « encore une ! » On commença par dormir tant bien que mal au ronron, coupé de brusques éclats, de la voix de Gassier. Puis on se réveilla. Il n’en était qu’au deuxième acte, car il avait fait bonne mesure et chacun des quarante personnages de son drame byzantin avait de copieuses confidences à nous faire. Au début du troisième acte, nous avions des fourmis dans les jambes, des courbatures dans les reins et les tempes bourdonnantes ; ce pendant que l’action se corsait et que l’inexorable petit homme, d’un accent de tonnerre, dévidait ses alexandrins. Mais voilà qu’au quatrième acte, il introduisait dans sa tragédie des figurants bizarres, qualifiés par lui de « buccélères ». Pourquoi ce terme barbare fut-il comme la soupape de la vapeur d’ennui accumulée, comme la détente d’une longue compression ? Je fus pris de fou rire. Pierre Parrocel suivit, puis Baret, puis ma mère, cependant si indulgente aux poètes incompris, puis Mme Baret, puis tous les assistants. Le compteur de buccélères, impassible, s’obstinait à rugir et à roucouler, à mimer le tyran, le héros, la captive et le grand eunuque. Jamais délirant vaudeville, jamais pantomime des Hanlon Lee ou des Martinetti n’eurent un pareil succès d’inextinguible hilarité. Cela dura encore deux bonnes heures. Nous étouffions, puis nous éclations. Le soir venait quand l’auteur de Julien — c’était, je crois, le titre de ce vaste ténia — eut enfin épuisé ses buccélères et consentit à s’arrêter. Il ruisselait de sueur. Nous aussi, pour des motifs différents. Mon père, par contenance, lui conseilla vivement de couper quelques longueurs ici et là…

— Vous me les indiquerez, mon cher maître.

— Non, non, le directeur qui vous jouera fera cela bien mieux que moi…, riposta Alphonse Daudet avec une terreur comique.

Je crois que Julien ne fut jamais représenté. Mais je compris,