Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/607

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m’avait pris pour un ogre misanthrope. C’est qu’aussi j’étais sous le feu d’un homme politique connu, qui m’expliquait je ne sais quelle fiction constitutionnelle, à laquelle je ne trouvais pas le moindre intérêt. Tout occupé à me composer un maintien attentif et poli, j’avais sottement laissé passer le plat !

La cuisine est, chez « Fœmina », de même toute première qualité que chez Mme de Loynes : pièces servies entières et maintenues chaudes, gelées authentiques, beurre irréprochable, légumes bien essorés, civets aux pâtes, perdreaux et grives rôtis classiquement, homards vraiment à l’américaine et truffes savamment réparties. Adrien Hébrard, une des plus fines gueules que j’aie connues, Paul Gaulot, qui sait ce qu’est un bon morceau, le Dr Vivier et moi menions le chœur de la reconnaissance stomacale. Nous jouions même — ce qui est peu correct et passerait en Angleterre pour monstrueux — à faire « hummm, hummm » en savourant les bouchées arrosées aussitôt des bourgognes les plus fruités et capiteux. Mais mon parrain selon la Société des Gens de lettres, Paul Gaulot, était le plus éloquent de tous, par sa bonne figure ronde, toute en bouche, où disparaissaient d’énormes fourchetées, par la voix lente, grasse, onctueuse, avec laquelle il célébrait l’excellente chère, par la façon dont il suivait maternellement du regard — telle la nounou son gras poupon — la miche de pain savamment saucée.

« J’affirme — disait gravement Vivier, en caressant sa fine barbe blonde — et au besoin je proclame que celui qui sait saucer selon les règles n’attrape jamais d’indigestion. Fi des grillades, bonnes pour des sauvages ! »

La cuisinière réussissait si bien les oreilles de porc aux haricots rouges, que nous les réclamions chaque fois. C’est le principe du cassoulet, avec un je ne sais quoi de châtaignard et d’enveloppé, que possède la mitonnade de ces fayots de roi.

« Monsieur Hébrard, — reprenait Vivier, — oserais-je vous avouer qu’aucun article du Temps, ne m’a jamais causé un plaisir moral comparable à celui-ci, même s’il est signé Gaston Deschamps !

— Je suis de votre avis, mon cher », répondait Hébrard, en pouffant. Puis, aussitôt, il donnait une recette de haricots garonnais ou à la Castelnaudary, qui nous mettait l’eau à la