Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/616

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ment ; — Pascal, l’enfant de génie, courbé sur ses barres et ses ronds ; Mozart, le jeune prodige virant sur son tabouret de piano, devant l’Autriche ébahie ; La Fontaine, le bon vieil ami pour lequel on ne se gêne pas et dont les enfants chipent le gâteau. Elle reconstituait les rêves des gens de lettres, depuis Byron, l’énervé des cimes, jusqu’à Musset, le sage habillé en fol, de Mme  de Sévigné, blottie dans sa tendresse maternelle et griffue pour le reste de la planète, jusqu’à la femme-homme, étonnante de vides et de pleins, que fut Mme  Sand. Dénuée de critique quant aux vivants, elle prêtait aux grands morts, avec un bonheur inouï d’expression, des parcelles détachées de sa sensibilité frémissante, lesquelles dansaient sur leur mémoire, comme les yeux du soleil sur les feuilles innombrables de la forêt. Je crois que Shakespeare, qui savait presque tout, l’avait peinte à l’avance dans sa reine Mab. Quand elle entrait, sur le coup de quatre heures, chez « Fœmina », gracieusement empêtrée dans son manteau de velours, rayonnante de tout ce qu’elle allait inventer et raconter, de la joie qu’elle allait répandre, j’entendais les grelots du fameux scherzetto de Berlioz, dans Roméo et Juliette :

Mab, Mab, la messagère fluette et légère
Elle a pour char une coque de noix.

Que l’écureuil a façonnée.
Les doigts de l’araignée
Ont filé ses harnois.

J’écris ces mémoires en pleine vie, ainsi que du fond du tombeau. Je ne veux ni flatter, ni dénigrer. Peu me chaut de plaire ou de déplaire. Il ne manque à cette poétesse expansive et raffinée, pour toucher réellement les cœurs, que le renoncement à elle-même, que de ne plus interposer son image entre l’univers et la conscience qu’elle en prend. « Qui chante son mal enchante », a dit l’amoureux Aubanel. Mais, si l’on veut être vraiment grand, il faut que ce mal, ainsi chanté, soit conçu sous la forme de l’universel, et c’est à quoi n’a pas manqué l’immortel auteur de la Grenade entr’ouverte et des Filles d’Avignon. Montaigne et Rousseau, qui parlent d’après eux-mêmes, ne donnent pas l’impression du personnalisme, par la profondeur d’un sondage qui les dépasse, atteint aux sources