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CHAPITRE VIII


Édouard Drumont et la Libre Parole de 1900 à 1908.
Le journal le Soleil. — Numa Baragnon. — Une éclipse.



Dans Fantômes et vivants, je vous ai montré Drumont, auteur de la France juive. Nous le retrouvons aujourd’hui directeur de la Libre Parole et en pleine possession de sa renommée. Personne ne recevait plus cordialement que lui dans son petit hôtel du passage Landrieu, au bout de la rue de l’Université, plein de livres et de tableaux de choix. Au rez-de-chaussée était le salon, clair et gai, donnant par deux fenêtres sur un jardinet, par une baie sur la vaste bibliothèque. Partout des palmes et des statues, ou des groupes de bronze, souvenirs de luttes épiques. Au mur, un assez bon portrait du maître de la maison, vers la quarantaine. Je dis assez bon, car le visage de Drumont était complexe et associait le caractère de l’érudit, de l’homme de bureau à celui du combattant : un front magnifique, des yeux ironiques et brûlants sous les lunettes, une bouche bienveillante, aisément moqueuse, de forts méplats barbus et une voix aux inflexions amènes ou rudes, selon l’humeur. La démarche, souple et pesante, tenait du duelliste et de l’éléphant. Le charme qui se dégageait de ce grand homme était réel et puissant, comme chez ceux qui, à travers les tempêtes du forum, ont gardé le goût de l’intimité. Il voyait et peignait les ridicules des situations et des caractères avec une étonnante maîtrise, assez voisine de celle de Saint-Simon. Sa dominante était le souci de la justice, de l’équité, du redressement des torts, allant jusqu’à une chevalerie de bon aloi, puis, plus loin, jusqu’à la colère. Il était capable de gourmander la Providence, s’il ne la trouvait pas