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SALONS ET JOURNAUX

ressources de son art et vous auriez pu croire que la mise en présence de ces deux tempéraments si voisins allait faire jaillir des étincelles. Eh ! bien, pas du tout. Ils ne se boudaient pas, mais ils ne s’attiraient pas non plus. Debussy grignotait un éclat de ces pommes de terre frites, destinées, dans les bars, à attiser la soif, fumait une petite cigarette d’Orient, soufflait dans son nez, faisait une ou deux remarques acérées, puis s’en allait, sous les étoiles, le front et les images en avant.

« Il est épatant, ce Devussy, — déclarait Santiago. — C’est un type dans le genre d’Albeniz. Les bons musiciens, tu remarques, Léon, se ressemblent. » Aussitôt il se mettait à fredonner un air de la Joie qui passe : « Et nous dormirons quand nous mourrons. Pin pin, pin pin, pin pin, pi pangue… »

Il arrivait que notre clan fusionnât avec le clan Forain-Paul Robert, qui ne saurait passer inaperçu, à cause des éclats de rire de Forain. Bien que M. Chantepie eût entendu, plusieurs milliers de fois, le rugissement de ce lion du dessin à travers l’oasis de Weber, il en demeurait toujours interloqué et un peu inquiet. Des provinciaux effrayés se hâtaient d’achever leur café ou leur bock. De vieux officiers en retraite, et décorés de la Légion d’honneur, levaient le nez de dessus leur journal, d’un air mécontent. La marchande de l’Intransigeant, la Presse s’arrêtait de glapir dans la rue Royale, un gamin sifflait, un chien aboyait… Tout cela parce que Paul Robert avait dit une blague à Forain. Paul Robert, lui, ne riait pas, bien qu’il ait de l’esprit comme pas un et le sentiment de la bonne peinture. Il demeurait coi, les yeux ronds dans sa figure ronde, que semble arrondir encore la noire moustache, en face de ce petit fauve glabre, écarquillé d’ironie bruyante.

À un moment, entrait, en coup de vent, Mariéton, coiffé de son haut de forme, « en frac » comme il disait, se tapotant le dos de son jonc à pomme dorée.

« Qu’est-ce qui fait ça… C’est Fo-Forain ? Charles, un welsch, je vous prie… Excusez-moi, il faut que j’aille dire un… un mot à la dame du co…comptoir. »

Il tournait sur lui-même, écrasait deux paires de pieds, déplaçait une carafe, courait à la caisse : « Ma…madame, personne n’est vevenu me dedemander ce soir ? Demander monsieur Mariéton ?…