Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/69

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troux. Son beau visage était devenu cireux et immobile. Son strict et mélodieux lyrisme, comme emprunté à un rêve de Pythagore, était mort en lui. Il ne s’intéressait plus qu’à la sagesse et à sa demi-sœur la science. Son âme donnait l’impression d’une onde pure où se reflétait, par moments, un tableau noir.

François Coppée, amusant, prime-sautier, avec son œil gris de Parisien malicieux, dans un profil de médaille romaine, était l’âme de la librairie Lemerre. Il ne quittait pas plus sa cigarette que Banville la sienne et il parlait un peu comme Banville, en serrant les dents, mais sans déblayer. Son geste favori consistait à tirer ses manchettes. Son timbre de voix accentuait les r, par exemple dans le mot « prrrodigieux », et il riait lui-même, de bon cœur, des inventions comiques qui se succédaient sur le guignol charmant de son imagination. Tant de finesse s’alliait chez lui à la plus naturelle indulgence, à un sens littéraire très sûr. C’était un ami parfait. Je l’ai vu de près, et de plus en plus près, depuis ma prime jeunesse jusqu’à sa mort, car mon père le fréquentait avec délices. Cette petite phrase « Nous avons Coppée » signifiait que le dîner et la soirée seraient un enchantement. Au temps de Lemerre, on eût bien étonné le poète du Passant, de Severo Torelli et des Intimités en lui annonçant qu’il s’occuperait un jour de politique. Néanmoins son scepticisme n’avait rien de choquant ni de voulu. C’était plutôt le je-m’en-fichisme d’un poète élevé à la dure, et qui jouissait de l’aisance et du succès comme un collégien de ses vacances. Il disait déjà « le grrand Empereur » en parlant de Napoléon ; il aimait les récits de batailles, ce mélange héroïque et familier que Hugo a symbolisé dans un chapitre des Misérables, sous ce titre : L’idylle rue Plumet et l’épopée rue Saint-Denis. Comme Alphonse Daudet, il animait tous les sujets et transmuait volontiers le plomb en or. Les humeurs et la négligence physique de Léon Cladel — il prétendait que ses poux sautaient à travers le passage Choiseul, reconnaissables entre mille, — étaient une de ses plaisanteries favorites. Quelqu’un ayant publié un livre intitulé Léon Cladel et sa kyrielle de chiens, ce titre devint aussitôt, dans la bouche de Coppée, Léon Cladel et sa kyrielle de poux. Il appelait Ompdrailles « le tombeau des lecteurs », au lieu de « le tombeau des lutteurs », et Montauban, tu ne le