Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/91

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cabarets de nuit s’était jointe à cette lie du ruisseau. Les messieurs et leurs dames voisinaient avec les poteaux et les gonzesses, leur passaient des bouteilles, chantaient avec eux des refrains obscènes, se disputaient, hoquetaient, s’embrassaient, vomissaient. La fraternité des grandes soirées révolutionnaires devait ressembler à cela. Les admirateurs de Hugo, écœurés, avaient abandonné la place à cette sarabande, qui fut une honte nationale.

Enfin ce fut le jour des funérailles. Il faisait un temps beau et tiède. Une première série de discours furent prononcés place de l’Étoile, avant la levée du corps. Charles Floquet, tête de basochien copiant à la fois Mirabeau et Robespierre, se carra prétentieusement dans la tribune improvisée. Son creux topo commençait par ces mots : « Sous cette voûte toute constellé..e ». L’imbécile faisait sonner les deux e de « constellée » comme au Conservatoire. Lockroy rappela, à cette occasion, la définition de Gambetta : « Floquet, un dindon qui a une plume de paon dans le derrière. » Le seul convenable fut Augier, très « grand bourgeois », de fière attitude, et lançant d’une voix formidable : « Ce n’est pas un (je ne sais plus quoi)… c’est un sacre ». Puis la musique de la garde républicaine attaqua la marche de Chopin, qui est la moins belle et la plus théâtrale de toutes les compositions symphoniques du même ordre. Lentement, derrière le corbillard des pauvres, qu’avait orgueilleusement revendiqué le poète millionnaire, l’immense défilé se mit en route. Georges Hugo, isolé, marchait en avant. Venaient ensuite pêle-mêle les amis de la famille et familiers de la maison, dont j’étais, les dignitaires du régime, ministres en exercice, poètes, écrivains, journalistes, etc. Les sociétés fermaient le cortège. Il y en avait de baroques, portant des bannières couvertes d’inscriptions grotesques, maçonniques surtout, représentant des groupes de libre-pensée de ville et de quartier. Hugo, suivant la formule grandiloquente de son testament spirituel, « refusait l’oraison de toutes les églises, mais demandait une prière à toutes les âmes ». Il eut notamment celle des Beni-Bouffe toujours, qui faisaient pour la première fois leur apparition et eurent un succès de gaieté considérable.

Non seulement la foule encombrait les trottoirs ; mais encore les fenêtres étaient garnies, sur tout le parcours, de plusieurs