Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/96

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quand donc me ferez-vous le plaisir de venir me voir sans avoir quelque chose à me demander ? » Le Cavalier Miserey dut à cet autodafé inespéré une vente que son auteur, en dépit de ses efforts, ne devait plus retrouver. J’ai connu un artificier qui murmurait avec mélancolie, devant sa boutique vide d’acheteurs : « Mes bombes n’éclatent pas. » Si Hermant, en un jour de franchise littéraire, nous donnait sa petite clé, peut-être la bombe enfin éclaterait-elle et encore je n’en suis pas sûr.

Hugues Le Roux, lui, était et doit être demeuré, au physique et au moral, un charmeur. Il a raconté lui-même, du vivant de mon père, avec infiniment de grâce, dans quelles circonstances émouvantes il avait rencontré Alphonse Daudet. Il possède un talent de journaliste remarquable et dont il n’a pas tiré peut-être le succès et la réputation qu’il méritait. Son défaut principal était dans une imagination verbale qui l’emportait et lui faisait construire, de toutes pièces, des histoires, d’ailleurs amusantes ou ingénieuses, auxquelles il prêtait ensuite une réalité. Il répétait volontiers : « Je suis un être compliqué. » Une dame de ma connaissance, d’infiniment d’esprit, affirme qu’on a tort de se croire « un melon bleu ». Le Roux se grisait de paroles, mais avec tant d’agrément et de bonne humeur qu’il était difficile de lui en vouloir, lorsqu’ensuite on constatait ses mirages. Après avoir maintes fois rêvé qu’il avait conquis l’Abyssinie, il a tout de même fini par faire le voyage. Je frémis en songeant aux étonnants aperçus d’histoire contemporaine et de société parisienne qu’il a dû laisser — et encore enrichis par l’interprète — dans la cervelle encapuchonnée du vieux trompe-la-mort Ménélick. Il était fait pour enchanter les longues soirées d’un grand vizir ou d’un pacha qui ne serait pas remonté aux sources, et auquel il aurait présenté comme son œuvre les Mille et une nuits, comme le fruit de son expérience toutes les découvertes scientifiques des cinquante dernières années, comme ses cousins, neveux, protégés et confidents tous les souverains d’Europe. Mais gare si ce vizir ou le pacha lui avait un jour demandé ses références ! Il y risquait sa tête, ce qui ne lui arrivera jamais, j’imagine, auprès de son directeur actuel, le puissant et débonnaire seigneur Bunau-Varilla.

Jules Lemaître venait de publier, à la Revue Bleue de Young et de Bigot, ses premiers articles de critique sur Renan et sur