Page:Lévy-Bruhl - L’Allemagne depuis Leibniz, 1907.djvu/137

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d’un roi de Prusse à d’obscurs hommes de lettres ! L’admiration, le respect, le dévouement n’ont pas besoin, pour se nourrir et pour s’exprimer, que celui qui en est l’objet le sache et s’en montre reconnaissant. Mais l’incrédulité, l’irrévérence et jusqu’à la tolérance dédaigneuse de Frédéric II froissaient au vif les cœurs chrétiens : il leur fallait reconnaître qu’il était fermé à leurs sentiments les plus chers et les plus sacrés, qu’il ne vivait pas de leur vie morale, en un mot, qu’il ne leur appartenait pas. Le blâme ne leur était pas permis. La plupart n’osaient pas exprimer leurs regrets respectueux et renfermaient leur chagrin dans le silence.

Ainsi bien peu d’écrivains allemands pouvaient se livrer sans combat intérieur à leur admiration pour Frédéric II. Ils souffraient d’être méconnus ; ils souffraient plus encore de son aversion pour leurs habitudes et leurs croyances. Ce malentendu profond et inévitable entre « l’homme représentatif » de la nation, et ceux par qui s’exprimaient la pensée et la conscience de cette même nation, est un des traits les plus caractéristiques de l’histoire d’Allemagne au XVIIIe siècle. Les conséquences en ont été fâcheuses. Elles ont retardé le développement du sentiment national renaissant. Précisément à cette époque la littérature allemande cherchait sa voie. Née de la réflexion, formée par la critique, elle s’inspirait plutôt d’un cosmopolitisme humanitaire que des besoins politiques ou nationaux de l’Allemagne. Mais justement si les poètes, les moralistes, les critiques et les philosophes avaient pu s’attacher à Frédéric II de tout leur cœur, se réjouir sans arrière-pensée de ses