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Aristote le savait aussi bien que Platon, aussi bien que les Stoïciens platonisants. Il savait que tant que l’ontologie ne se transformerait pas en éthique, la philosophie qui avait débuté par la conscience de l’impuissance humaine devant la nécessité, jamais ne prendrait conscience de sa force. Et si, malgré cela, il évite le taureau de Phalaris et s’efforce en général de se maintenir dans les régions moyennes de l’être, c’est qu’il avait ses raisons pour agir ainsi ou, pour mieux dire, qu’il se laissait guider par l’instinct pratique très sûr d’un homme intelligent. Il avait certes confiance en la raison, et on ne saurait le considérer comme un « μισόλογος ». Mais il possédait aussi un don très précieux la modération. On disait même de lui qu’il était « μέτριος εἰς ὑρερβολήν ». Quelque chose lui murmurait à l’oreille — qui sait s’il n’avait lui aussi son démon ? — qu’une pensée trop rigoureuse et trop conséquente recèle en soi de terribles dangers. De même que ses prédécesseurs, il aimait les biens spirituels ; lui aussi croyait qu’une loi morale régnait sur les humains ; il défendit toujours et glorifia la sagesse. Mais jamais il ne se résolut à suivre jusqu’à la fin la raison et la sagesse, fille de la raison, et toujours il conserva des inquiétudes à l’égard de Platon. L’avenir prouva qu’il ne se trompait pas. Nous allons le voir par l’exemple de Plotin.


V


Plotin est le dernier grand représentant de la pensée antique et non pas seulement au point de vue chronologique. En lui, la philosophie antique trouve son achèvement. J’ai déjà dit que chez les Grecs la raison avait enfanté la sagesse et que la sagesse amena les Grecs à la conviction qu’il fallait chercher la vraie réalité non dans le monde visible que nous avaient laissé les dieux, mais dans le monde idéal créé par la raison, héritière des droits divins. La philosophie grecque, la philosophie de la raison, devait immanquablement aboutir à remplacer l’ontologie par l’éthique. Les dieux étant morts, le monde sans maître, est livré à lui-même. Comment vivre dans ce monde ? Tout en lui n’est que hasard, changement, instabilité. Il n’y a en lui ni vérité, ni justice. Tel apparaissait l’univers aux Anciens lorsqu’ils le contemplaient avec les yeux de la raison. Tel aussi il apparaissait à Plotin. C’est ainsi que, tout comme ses prédécesseurs, Plotin se vit obligé de trouver un autre monde