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capable de satisfaire aux exigences de la raison. Sous ce rapport il s’engage dans la voie déjà tracée avant lui. Il s’efforce par tous les moyens de démontrer que le « monde visible » est mensonger, fantomatique et inexistant, et que seul est réel le monde moral. Cette tâche, il l’accomplit avec une persévérance extraordinaire, avec un art incomparable. Il utilise tous les résultats des travaux des Anciens : les Pythagoriciens, Héraclite, Parménide, Socrate, Platon, Aristote, les Stoïciens avaient assemblé des matériaux suffisants. Mais il réussit à refondre toutes ces richesses et à les faire rentrer dans un système harmonieux dont les représentants les plus marquants du jeune christianisme ne purent s’empêcher de subir le charme et la puissance.

Le point de départ de Plotin est :ἀρχὴ οὖν λόγος καὶ πάντα λόγος[1] (III, 2, 15) La raison est le législateur, le créateur ; elle fait tout ce qu’elle veut et comment elle veut. La raison est la source à la fois de la vérité et du bien. La dialectique où s’exprime l’activité de la raison, non seulement découvre à l’homme la vérité, mais encore lui apporte le bien. Ainsi s’identifient vera philosophia et optima philosophia. « Οὐ τοίνυν τοῖς ἡδομένοις τὸ εὖ ζῆν ὑπάρξει, ἀλλὰ τὸ γινώσκειν δυναμένον, ότι ἡδονὴ τὸ ἀγαθόν. Αἲτιον δέ τοῦ εὖ ζῆν οὐχ ἡδονὴ ἒσται, ἀλλα τὸ κρινεῖν δυνάμενον, ότι ἠδονὴ ἀγατόν. Καὶ τὸ μὲν κρῖνον βέλτιον ἢ κατὰ πὰθος : γόγος γὰρ ἢ νοῦς, ἡδονὴ δὲ πάτος : οὐδαμοῦ δὲ κρεῖττον ἆλογον λόγου. Πῶς ἆν οὖν ὁ λόγος αὑτὸν ἀφεὶς ἆλλο θήσεται ἐν τῶ ἐνανίω λένει κείμενον κρεῖττον εἶναι ἑαυτοῦ (I, 4, 2)[2].

Ces paroles contiennent in nuce toute la « doctrine » de Plotin, et constituent en somme le bilan de l’enseignement de ses prédécesseurs. La raison (qu’il appelle ici et ce n’est pas fortuitement : λόγος ἢ νοῦς) n’admettra jamais qu’il existe au-dessus d’elle un principe différent d’elle, et ne renoncera jamais à soi, à ses droits souverains. Elle seule est juge de la vérité et du bien. La vérité est que l’univers visible est soumis à la loi de la mort ; le bien consiste à chercher non pas ce que l’homme désire, mais ce que la raison

  1. « La raison est le principe et tout est raison. »
  2. « Le bonheur donc appartient non pas à l’être qui veut le plaisir mais à celui qui est capable de connaître que le plaisir est un bien ; et la cause du bonheur sera non pas le plaisir, mais le pouvoir de juger que le plaisir est un bien. Or ce qui juge est supérieur à l’affection : c’est la raison ou intelligence. Et jamais ce qui est irraisonnable ne saurait être mieux que la raison. Comment donc la raison s’abandonnerait-elle au point de juger qu’une chose d’espèce contraire à la sienne lui est supérieure ? »