Page:Lévy - Stirner et Nietzsche.djvu/83

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mais d'agir. Ils constatent tous deux la même évolution historique ; mais tandis que Stirner en est heureux, Nietzsche regretterait presque l'ancien régime. Il se résigne sans doute à la situation nouvelle créée par la Révolution française, mais comme on se résigne à une nouvelle géographie au lendemain d'un tremblement de terre ; au demeurant, il pense, comme Voltaire, que tout est perdu quand la populace se mêle de raisonner. Tandis que Stirner refuse d'obéir à un décret, soit à une loi, soit à une personne, soit à une autorité impersonnelle, Nietzsche regrette de voir se perdre la noble habitude de commander et d'obéir. Tandis que Stirner exige que le Moi cesse de se soumettre et fasse, même en signant un contrat, toutes réserves en faveur de l'égoïsme imprescriptible, Nietzsche se demande avec tristesse ce qui adviendra quand toute subordination ne sera plus qu'un souvenir : on ne pourra plus obtenir les mêmes effets qu'autrefois, et le monde sera plus pauvre. Nietzsche sait que le dénouement est inévitable ; mais il ne souhaite pas, comme Stirner, la catastrophe : il faut, selon le philosophes des Choses humaines, par trop humaines, être bien sûr de soi pour la souhaiter : il faut avoir trop bonne opinion de soi-même et ne pas bien comprendre l'histoire, pour mettre la main à la charrue, quand on ne sait encore ce qu'on pourra semer dans les sillons[1]. Ici

  1. Nietzsche, Werke, II, 350.