Page:La Bruyère - Œuvres complètes, édition 1872, tome 1.djvu/265

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se récrier et d’applaudir. J’ai cru autrefois, et dans ma première jeunesse, que ces endroits étaient clairs et intelligibles pour les acteurs, pour le parterre et l’amphithéâtre, que leurs auteurs s’entendaient eux-mêmes, et qu’avec toute l’attention que je donnais à leur récit, j’avais tort de n’y rien entendre : je suis détrompé.

9. L’on n’a guère vu jusques à présent un chef-d’œuvre d’esprit qui soit l’ouvrage de plusieurs : Homère a fait l’Iliade, Virgile l’Énéide, Tite-Live ses Décades, et l’Orateur romain ses Oraisons[1].

10. Il y a dans l’art un point de perfection, comme de bonté ou de maturité dans la nature. Celui qui le sent et qui l’aime a le goût parfait ; celui qui ne le sent pas, et qui aime en deçà ou au delà, a le goût défectueux. Il y a donc un bon et un mauvais goût, et l’on dispute des goûts avec fondement.

11. Il y a beaucoup plus de vivacité que de goût parmi les hommes ; ou pour mieux dire, il y a peu d’hommes dont l’esprit soit accompagné d’un goût sûr et d’une critique judicieuse.

12. La vie des héros a enrichi l’histoire, et l’histoire a embelli les actions des héros : ainsi je ne sais qui sont plus redevables, ou ceux qui ont écrit l’histoire à ceux qui leur en ont fourni une si

  1. Orationes, que nous traduisons aujourd’hui par le mot Discours. Note de l’éditeur.