Page:La Bruyère - Œuvres complètes, édition 1872, tome 2.djvu/76

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

celui qu’il traîne après soi depuis un quart d’heure : il est étonné que ce soit lui, il n’a rien à lui dire, il lui quitte la main, et tourne d’un autre côté. Souvent il vous interroge, et il est déjà bien loin de vous quand vous songez à lui répondre ; ou bien il vous demande en courant comment se porte votre père, et comme vous lui dites qu’il est fort mal, il vous crie qu’il en est bien aise. Il vous trouve quelque autre fois sur son chemin : Il est ravi de vous rencontrer ; il sort de chez vous pour vous entretenir d’une certaine chose ; il contemple votre main : « Vous avez là, dit-il, un beau rubis ; est-il balais ? », il vous quitte et continue sa route : voilà l’affaire importante dont il avait à vous parler. Se trouve-t-il en campagne, il dit à quelqu’un qu’il le trouve heureux d’avoir pu se dérober à la cour pendant l’automne, et d’avoir passé dans ses terres tout le temps de Fontainebleau, il tient à d’autres discours ; puis revenant à celui-ci : « Vous avez eu, lui dit-il, de beaux jours à Fontainebleau ; vous y avez sans doute beaucoup chassé. » Il commence ensuite un conte qu’il oublie d’achever ; il rit en lui-même, il éclate d’une chose qui lui passe par l’esprit, il répond à sa pensée, il chante entre ses dents, il siffle, il se renverse dans une chaise, il pousse un cri plaintif, il bâille, il se croit seul. S’il se trouve à un repas, on voit le pain se multiplier insensiblement sur son assiette : il est vrai que ses voisins en manquent, aussi bien que