Page:La Bruyère - Les Caractères, Flammarion, 1880.djvu/256

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lui et pour toute la compagnie, il se rend maître du plat, et fait son propre de chaque service ; il ne s’attache à aucun des mets, qu’il n’ait achevé d’essayer de tous ; il voudrait pouvoir les savourer tous tout à la fois ; il ne se sert à table que de ses mains ; il manie les viandes, les remanie, démembre, déchire, et en use de manière qu’il faut que les conviés, s’ils veulent manger, mangent ses restes ; il ne leur épargne aucune de ces malpropretés dégoûtantes capables d’ôter l’appétit aux plus affamés ; le jus et les sauces lui dégouttent du menton et de la barbe ; s’il enlève un ragoût de dessus un plat, il le répand en chemin dans un autre plat et sur la nappe ; on le suit à la trace ; il mange haut et avec grand bruit ; il roule les yeux en mangeant ; la table est pour lui un râtelier ; il écure ses dents, et il continue à manger. Il se fait, quelque part où il se trouve, une manière d’établissement, et ne souffre pas d’être plus pressé au sermon ou au théâtre que dans sa chambre ; il n’y a dans un carrosse que les places du fond qui lui conviennent ; dans toute autre, si on veut l’en croire, il pâlit et tombe en faiblesse ; s’il fait un voyage avec plusieurs, il les prévient dans les hôtelleries, et il sait toujours se conserver dans la meilleure chambre le meilleur lit. Il tourne tout à son usage ; ses valets, ceux d’autrui, courent dans le même temps pour son service : tout ce qu’il trouve sous sa main lui est propre, hardes, équipages. Il embarrasse tout le monde, ne se contraint pour personne, ne plaint personne, ne connaît de maux que les siens, que sa réplétion et sa bile, ne pleure point la mort des autres, n’appréhende que la sienne, qu’il rachèterait volontiers de l’extinction du genre humain.

Cliton n’a jamais eu en toute sa vie que deux affaires, qui est[1] de dîner le matin et de souper le soir : il ne semble né que pour la digestion. Il n’a de même qu’un entretien : il dit les entrées qui ont été servies au dernier repas où il s’est trouvé ; il dit combien il y a eu de potages, et quels potages ; il place ensuite le rôt et les entremets, il se souvient exactement de quels plats on a relevé le premier service ; il n’oublie pas les hors-d’œuvre, le fruit et les assiettes ;

  1. Qui est, pour : « ce qui est », « c’est ». C’est à tort que les éditions modernes l’ont remplacé par « qui sont ».