Page:La Bruyère - Les Caractères, Flammarion, 1880.djvu/289

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chercher les occasions plutôt que de les attendre et les recevoir : votre valeur serait-elle fausse ?

❡ Faites garder aux hommes quelque poste où ils puissent être tués, et où néanmoins ils ne soient pas tués : ils aiment l’honneur et la vie.

❡ À voir comme les hommes aiment la vie, pouvait-on soupçonner qu’ils aimassent quelque autre chose plus que la vie ? et que la gloire, qu’ils préfèrent à la vie, ne fût souvent qu’une certaine opinion d’eux-mêmes établie dans l’esprit de mille gens ou qu’ils ne connaissent point ou qu’ils n’estiment point ?

❡ Ceux qui, ni guerriers ni courtisans, vont à la guerre et suivent la cour, qui ne font pas un siège, mais qui y assistent, ont bientôt épuisé leur curiosité sur une place de guerre, quelque surprenante qu’elle soit, sur la tranchée, sur l’effet des bombes et du canon, sur les coups de main, comme sur l’ordre et le succès d’une attaque qu’ils entrevoient. La résistance continue, les pluies surviennent, les fatigues croissent, on plonge dans la fange, on a à combattre les saisons et l’ennemi, on peut être forcé dans ses lignes et enfermé entre une ville et une armée : quelles extrémités ! On perd courage, on murmure. « Est-ce un si grand inconvénient que de lever un siège ? Le salut de l’État dépend-il d’une citadelle de plus ou de moins ? Ne faut-il pas, ajoutent-ils, fléchir sous les ordres du Ciel, qui semble se déclarer contre nous, et remettre la partie à un autre temps ? » Alors ils ne comprennent plus la fermeté, et s’ils osaient dire, l’opiniâtreté du général, qui se raidit contre les obstacles, qui s’anime par la difficulté de l’entreprise, qui veille la nuit et s’expose le jour pour la conduire à sa fin. A-t-on capitulé, ces hommes si découragés relèvent l’importance de cette conquête, en prédisent les suites, exagèrent la nécessité qu’il y avait de la faire, le péril et la honte qui suivaient de s’en désister, prouvent que l’armée qui nous couvrait des ennemis était invincible. Ils reviennent avec la cour, passent par les villes et les bourgades ; fiers d’être regardés de la bourgeoisie qui est aux fenêtres, comme ceux mêmes qui ont pris la place, ils en triomphent par les chemins, ils se croient braves. Revenus chez eux, ils vous étourdissent de flancs, de redans, de ravelins, de fausse-braie, de courtines et de chemin couvert ; ils rendent compte des endroits où