Page:La Bruyère - Les Caractères, Flammarion, 1880.djvu/68

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écrivant. Il est vrai néanmoins qu’elle existe, que tout ce qui ne l’est point est faible et ne satisfait point un homme d’esprit qui veut se faire entendre.

Un bon auteur, et qui écrit avec soin, éprouve souvent que l’expression qu’il cherchait depuis longtemps sans la connaître, et qu’il a enfin trouvée, est celle qui était la plus simple, la plus naturelle, qui semblait devoir se présenter d’abord et sans effort.

Ceux qui écrivent par humeur sont sujets à retoucher à leurs ouvrages ; comme elle n’est pas toujours fixe et qu’elle varie en eux selon les occasions, ils se refroidissent bientôt pour les expressions et les termes qu’ils ont le plus aimés.

❡ La même justesse d’esprit qui nous fait écrire de bonnes choses nous fait appréhender qu’elles ne le soient pas assez pour mériter d’être lues.

Un esprit médiocre croit écrire divinement ; un bon esprit croit écrire raisonnablement.

❡ L’on m’a engagé, dit Ariste, à lire mes ouvrages à Zoïle ; je l’ai fait : ils l’ont saisi d’abord, et, avant qu’il ait eu le loisir de les trouver mauvais, il les a loués modestement en ma présence, et il ne les a pas loués depuis devant personne. Je l’excuse et je n’en demande pas davantage à un auteur ; je le plains même d’avoir écouté de belles choses qu’il n’a point faites.

Ceux qui par leur condition se trouvent exempts de la jalousie d’auteur ont ou des passions ou des besoins qui les distraient et les rendent froids sur les conceptions d’autrui : personne presque, par la disposition de son esprit, de son cœur et de sa fortune, n’est en état de se livrer au plaisir que donne la perfection d’un ouvrage.

❡ Le plaisir de la critique nous ôte celui d’être vivement touché de très belles choses.

❡ Bien des gens vont jusqu’à sentir le mérite d’un manuscrit qu’on leur lit, qui ne peuvent se déclarer en sa faveur jusqu’à ce qu’ils aient vu le cours qu’il aura dans le monde par l’impression ou quel sera son sort parmi les habiles ; ils ne hasardent point leurs suffrages et ils veulent être portés par la foule et entraînés par la multitude ; ils disent alors qu’ils ont les premiers approuvé cet ouvrage, et que le public est de leur avis.

Ces gens laissent échapper les plus belles occasions de