Page:La Mettrie - Œuvres philosophiques, éd. de Berlin, Tome second, 1796.djvu/238

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philoſophe dans la théorie, Séneque l’étoit plus dans la pratique ; moins incertain, quoique moins conſéquent ; marchant à la mort d’un pas ferme & intrépide, il a fait une fin, non aussi gaie que celle de Pétrone, mais glorieuſe, & telle, en un mot, que Cicéron l’eût enviée, & jamais ſuivie. Quant au courage & à la vertu, quoique trop fanatique, il avoit une ame d’une toute autre trempe. L’éloquence, le ſavoir & la vanité faiſoient toute l’excellence du conſul Romain. Montagne eſtime peu l’homme dans l’orateur qu’il admire.

Critiquons, blâmons même Séneque, admirons le quelquefois, & eſtimons-le toujours. Une ame médiocre n’outre rien ; elle ne s’éleve point, elle nage, pour ainſi dire, entre deux eaux. Louons les plus vains efforts ; pardonnons, comme ſur nos théâtres, une exagération qui invite à la vertu. Séneque a cherché à être vertueux, comme Paſcal à croire. Du fond des vices, il eſt difficile de monter au ſommet des vertus. L’un a le courage de l’aigle, l’autre en a le vol, peu en ont la vue ; l’homme eſt porté par son génie, comme l’oiſeau par ſes aîles. Mais n’eſt-ce pas aſſez, comme notre auteur l’inſinue lui-même, qu’il s’évertue, s’excite, & rampe moins ? Heureux cent fois qui aux facultés naturelles d’être heureux, joint celle de rendre ſon bonheur communicatif, comme eſt la vertu & le courage de Séneque.