Page:La Nature, 1874, S1.djvu/118

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lement éteintes, ont été contemporaines des premiers hommes, que quelques-unes d’entre elles se sont perpétuées jusqu’à une date relativement récente et ont été les victimes non-seulement d’autres espèces plus carnassières, mais encore et surtout de l’espère humaine qui, dans tous les temps et dans tous les pays, s’est toujours signalée par sa rage de destruction. Ces faits étant bien établis, les paléontologistes ont été conduits naturellement à consulter les traditions des différents peuples et les récits des anciens voyageurs, et plusieurs fois, à leur grande satisfaction, ils y ont trouvé des renseignements précis concordant exactement avec les données fournies par l’étude des ossements qui gisent enfouis dans les couches les plus récentes de l’écorce terrestre. Les recherches de ce genre, qui exigent à la fois la sagacité du naturaliste et la patience du bibliophile, ont conquis de nos jours une large place dans les études paléontologiques ; elles ont permis de compléter par des détails sur les mœurs, la coloration et le régime, la restauration des espèces dont on ne connaissait encore que le squelette, et de prédire en même temps la découverte dans les terrains meubles d’autres espèces dont on ne possède aucun débris ; enfin elles ont fait ressortir le mérite trop longtemps méconnu de certains voyageurs et l’exactitude parfaite de leurs observations. Parmi ces voyageurs auxquels on a rendu, dans ces derniers temps, une justice tardive, nous citerons surtout Gilbert de Lannoy, qui parcourut la Lithuanie en 1414, Flaccourt, qui visita la grande île de Madagascar vers le milieu du dix-septième siècle, et François Leguat, qui séjourna plusieurs armées aux îles Mascareignes, et auquel nous nous proposons d’emprunter aujourd’hui quelques détails sur la faune ancienne de l’île Maurice.

François Leguat, gentilhomme du pays de Bresse, fut obligé de quitter la France après la révocation de l’édit de Nantes, et, comme beaucoup de ses correligionnaires, chercha un refuge en Hollande. À son arrivée dans ce pays, en 1689, il apprit que le marquis Duquesne, d’accord avec la Compagnie des Indes orientales, armait un certain nombre de navires pour transporter à l’île Bourbon les émigrés protestants et y fonder une colonie. Leguat résolut aussitôt de se joindre à l’expédition. Malheureusement, au lieu de plusieurs vaisseaux, les Hollandais ne purent en envoyer qu’un seul, qui partit du Texel, le 4 septembre 1690, emportant, outre les hommes d’équipage, onze colons d’origine française, parmi lesquels se trouvaient Leguat et son frère. Le 3 avril 1691, le navire arriva en vue de Bourbon, mais le capitaine n’y aborda point, on ne sait trop pour quels motifs ; il se dirigea vers l’île Rodriguez (appelée alors l’île de Diego-Ruyz) et y débarqua tous ses passagers. Leguat et ses compagnons firent un séjour de deux années dans cette terre qui jusqu’alors était restée inhabitée ; puis ils construisirent un canot et arrivèrent mourant de fatigue à l’île Maurice, où de nouveaux malheurs les attendaient. En effet, ils étaient débarques depuis un mois à peine, sur la côte S.-E., lorsque le gouverneur hollandais les força de se rendre à sa résidence, située précisément de l’autre côté de l’île, et de là les exila pendant trois ans sur un îlot rocailleux, à deux lieues de la côte ; Leguat obtint seul, pour des raisons de santé, de demeurer quelque temps à l’île Maurice. Enfin, au mois de septembre de l’année 1696, on transporta ces malheureux à Batavia, et ce n’est que l’année suivante qu’on se décida à les mettre en liberté. Léguât et quelques-uns de ses compagnons qui avaient survécu à tant d’infortunes se rendirent immédiatement en Angleterre, et c’est là que notre voyageur publia, en 1708, le récit de ses aventures, qu’il dédia à Henry de Grey, marquis de Kent. Cet ouvrage, en deux volumes in-12, dont on fit la même année une traduction en anglais, est aujourd’hui assez rare ; il est rempli de détails curieux qui prouvent que Leguat n’était pas seulement un observateur sagace, mais qu’il avait certaines notions d’histoire naturelle ; et nous devons regretter vivement de ne pas posséder les mémoriaux que, comme il nous l’apprend lui-même, il avait cachés dans un tronc d’arbre, à l’île Rodriguez. Du reste, l’ouvrage qui est parvenu jusqu’à nous présente tous les caractères désirables d’authenticité, puisqu’il n’a pas été écrit de souvenir, mais composé au moyen de notes prises sur les lieux mêmes, au jour le jour, et de dessins exécutés d’après nature. D’ailleurs, plusieurs des observations de Leguat ont pu être vérifiées dans ces derniers temps, et, tout récemment, sa description du Solitaire a été confirmée par les découvertes de M. E. Newton à l’île Rodriguez. Aussi pouvons-nous accepter sans restrictions ce qu’il nous dit d’un oiseau gigantesque qui habitait les mêmes régions, quoique, jusqu’à présent, malgré les plus actives recherches ou n’ait pu découvrir encore d’ossements de cette espèce, ni dans les tourbières, ni dans les terrains meubles. Dans l’île Maurice, dit Leguat, « on voit beaucoup de certains oiseaux qu’on appelle Géants, parce que leur tête s’élève à la hauteur d’environ 6 pieds. Ils sont extrêmement haut montez, et ont le cou fort long. Le corps n’est pas plus gros que celui d’une oye. Ils sont tout blancs, excepté un endroit sous l’aile qui est un peu rouge. Ils ont un bec d’oye, mais un peu plus pointu, et les doigts des pieds sont séparés et fort longs. Ils paissent dans lieux marécageux, et les chiens les surprennent souvent, à cause qu’il leur faut beaucoup de temps pour s’élever de terre. Nous en vimes un jour un à Rodriguez et nous le primes à la main tant il était gros : c’est le seul que nous y ayons remarqué, ce qui me fait croire qu’il y avait été poussé par le vent, à la force duquel il n’avait pu résister. Ce gibier est assez bon. »

Cette description est accompagnée d’une figure que M. Schlegel a reproduite dans un mémoire excellent intitulé : Remarques sur quelques espèces éteintes d’oiseaux gigantesques des îles Mascareignes[1]. Le

  1. Verslagen en Mededelingen der koninglijke Akademie van Wetenschappen, dell VII, p. 116, 1856. — Ibid. avril 1866. — Ann. sc. nat., 1866, p. 28, t. VI, 5e série.