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LA NATURE.

en eux-mêmes, pour ainsi dire, et leurs idées s’échangeaient à l’intérieur. Ils ne s’adressaient que rarement la parole ; il leur était, en effet, bien inutile de se parler, puisqu’ils pouvaient, causer mentalement. Et d’ailleurs, liés l’un à l’autre dans toutes les circonstances de la vie, ils ont vu les mêmes objets, ils ont réfléchi sur les mêmes sujets, ils ont pensé de même. Que se dire ?

Cette harmonie continuelle pouvait passer chez eux pour un état absolument normal ; c’était la conséquence d’une seule et même vie vécue par deux intelligences, et de l’influence d’un milieu identique sur deux cerveaux façonnés de la même manière dès le ventre de la mère. Cette similitude d’humeur et d’aptitudes est générale chez les jumeaux.

Mais, comme deux instruments à l’unisson, on pouvait, faire penser l’un et faire parler l’autre séparément. Les deux Siamois suivaient très-bien deux conversations avec deux interlocuteurs différents. L’un discutait politique, pendant que l’autre causait beaux-arts, et il est assez probable que l’opinion de l’un aurait été celle de l’autre, s’il avait été pressé par les mêmes questions.

Chang et Eng étaient du reste instruits ; très-versés dans la littérature anglaise, leur commerce était agréable et ils parlaient très-volontiers de leur singulière existence à deux. Après avoir parcouru à peu près toute l’Europe, les deux Siamois se retirèrent en Amérique, dans la Caroline du Nord, loin des curiosités indiscrètes. Ils se mirent à la tête d’une grande exploitation de tabacs et s’attirèrent bien vite toute l’estime de leurs voisins.

Peu de temps après leur arrivée dans la Caroline, ils se marièrent. Ils épousèrent les deux sœurs.

Eng Bunker a eu en neuf ans : six fils et trois filles. Chang Bunker a eu neuf enfants aussi : trois fils et six filles. Le même nombre retourné pour chaque sexe.

Les deux frères s’aimaient tendrement. Mais comme il arrive bien souvent, la discorde était venue par les deux femmes. L’union qui avait si bien régné pendant les premières années de mariage a fini par s’altérer : les deux sœurs se sont demandé s’il ne serait pas possible de vivre autrement, et les deux jumeaux, pour satisfaire à leurs désirs, ont quitté leurs propriétés et sont venus consulter en Europe les savants qui ont le plus d’autorité.

Ne pouvait-on pas les séparer ? À leur premier voyage en Angleterre en 1830, l’avis fut unanime sur les dangers de l’opération. MM. Fergusson et Symes se prononcèrent contre l’opération. Les Siamois durent alors consulter les médecins français.

Il est bien clair que l’opération en elle-même n’était pas de celles qui offrait quelque difficulté ou quelque danger immédiat ; mais une plaie semblable, à pratiquer sur des hommes faits, est toujours grave. Nous avons vu que l’équilibre n’était réellement bien établi chez les deux frères que par cela seul qu’ils étaient unis : que pouvait devenir chacun d’eux isolé de son appui naturel ? Et puis la secousse morale n’aurait-elle pas encore été plus dangereuse que la secousse physique !

Lorsque les deux Siamois furent bien convaincus que leur séparation pouvait être funeste, ils ne poursuivirent pas leur premier dessein.

Ils moururent attachés l’un à l’autre, et le lien qui les unissait à leur naissance les unit encore dans la tombe !


UNE EXCURSION GÉOLOGIQUE
dans les ardennes.

(Suite et fin. — Voy. p. 130.)

Après une bonne nuit de repos, nous quittons Monthermé. La route se fait d’abord sur des schistes un peu plus anciens que ceux de Deville, et qui, étant fort développés à Revin, s’appellent reviniens. Ils se montrent le long de la Meuse en couches inclinées en moyenne à 40 degrés et présentant souvent des joints si lisses qu’on les dirait polis à dessein. On quitte ces schistes à Leschina, où nous voyons la première ardoisière.

Notre but est Deville, et nous l’atteindrions en longeant la Meuse, mais par suite des inflexions de la rivière, ce serait un chemin considérable pour revenir en réalité très-près de Monthermé. Nous escaladons la montagne en suivant un de ces sentiers dessinés surtout par les eaux qui y ruissellent à chaque pluie et que les habitants désignent sous les noms caractéristiques de coulées et de coulières. La montagne est couverte d’un bois de chênes appartenant à l’État, mais dont les écorces, par un droit féodal transformé en coutume, reste la propriété des communes.

Parvenus en haut, il nous faut descendre ; une nouvelle coulée nous conduit au Tillaux. On y voit une très-ancienne ardoisière, dédiée à saint Louis, dont une galerie traverse, parait-il, toute la montagne pour aller s’ouvrir en face de Monthermé. Cette ardoisière joue un grand rôle dans les documents du moyen âge, où elle est désignée sous la dénomination d’escaillère ; les ardoises s’appellent des escailles et les ouvriers des escaillons.

Une barque s’offre pour nous faire traverser la Meuse, et le batelier, ramant avec une pelle de bois (les avirons paraissent inconnus dans ce pays), nous débarque près de la station de Deville. Entre cette localité et Mairupt, le long même de la tranchée du chemin de fer, s’observent, intercalées dans les assises de schiste et de quartzite, des couches d’un véritable porphyre. C’est une roche présentant une pâte grisâtre où sont disséminés des grains de quartz souvent bleus comme des saphirs et de gros cristaux de feldspath orthose. Toutefois ces curieuses masses ne sauraient être considérées comme éruptives, et l’on est contraint à les rapporter au grand groupe métamorphique.

La traversée de la Meuse nous ramène à la source