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N°31 — 5 janvier 1874.
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LA NATURE.

ladie de l’estomac, empêchait l’une d’elles de satisfaire à ces besoins, elle n’en mourrait pas pour cela, puisque sa sœur donnerait au sang les aliments qui lui sont nécessaires.

Ce qui rend Millie-Christine extrêmement remarquables, c’est qu’elles sont, toutes deux sensibles des quatre jambes. — Des quatre membres inférieurs quel que soit celui que l’on touche, les deux sœurs en ont conscience. À vrai dire, tandis que celle dont on touche la jambe a une notion parfaite de l’attouchement, sa sœur ne le ressent que d’une façon plus incomplète ; elle ne sait si le corps dont on s’est servi est chaud ou froid, si son impression est douloureuse, ni quelle est sa forme exacte ; elle sait seulement qu’on a touché la jambe de sa sœur. Pique-t-on la jambe de Millie avec les deux branches écartées d’un compas, Christine ne percevra qu’une seule piqûre, et réciproquement.

Ce singulier phénomène peut s’expliquer assez facilement. On sait que le système nerveux se compose d’une série de conducteurs, assez bien comparés à des fils télégraphiques qui se rendent des différents points de la surface du corps à la moelle épinière ou au cerveau, à qui ils transmettent les sensations recueillies à l’extérieur. Il suffit donc d’admettre que les fibres nerveuses des deux sœurs subissent une fusion intime avant de se rendre à la moelle, pour expliquer la communauté de leurs sensations.

Indépendamment des fibres nerveuses sensitives, existent des fibres motrices chargées de transmettre les volontés du cerveau aux différents muscles de l’économie ; normalement ces fibres ne sont distinctes des premières qu’à l’endroit où toutes deux vont se jeter dans la moelle épinière. — Chez Millie-Christine les fibres motrices (racines antérieures) des deux sœurs ne se fusionnent pas entre elles comme les fibres sensitives ; aussi chaque sœur ne peut-elle remuer que ses jambes, et n’a sur celles de sa voisine aucune influence. Grâce à la fusion des fibres sensitives, chacune d’elles a conscience des mouvements de sa sœur, mais à cause de l’indépendance des fibres motrices, elle ne peut rien pour les modifier.

Nous pouvons nous expliquer assez aisément que les rêves des deux sœurs se ressemblent souvent, du moment qu’elles ont des sensations communes sur une partie aussi étendue de leurs corps. Les impressions ressenties pendant le sommeil sont en effet les points de départ de la plupart de nos rêves. Nous avons fait nous-même autrefois d’assez nombreuses expériences à ce sujet. Liez le poignet à dix personnes endormies ; le lendemain, elles auront rêvé, l’une qu’elle était enchaînée, une autre, qu’elle portait un bracelet d’or, une autre encore, qu’on lui pressait tendrement la main, etc. Le sujet du rêve variera avec la disposition d’esprit des individus observés ; mais chez la plupart, la sensation que vous leur aurez imposée aura joué son rôle. Chez deux sœurs perpétuellement soumises aux mêmes influences, telles que Millie et Christine, la disposition d’esprit doit être toujours à peu près la même ; nous venons de voir qu’elles éprouvent souvent des sensations identiques : on conçoit que leurs rêves se ressemblent quelquefois.

Nos lecteurs voudront peut-être savoir quel nom impose à Millie-Christine la nomenclature des deux Geoffroy Saint-Hilaire. La description que nous venons d’en donner permet d’y arriver facilement.

Les monstres doubles sont divisés par les deux fondateurs de la tératologie en deux grandes classes suivant que les deux individus qui les forment sont de volumes égaux (ce sont alors des autosites), ou inégaux (classe des parasites) ; Millie et Christine sont donc autosites.

Les autosites se divisent eux-mêmes en trois tribus :

1o Les deux individus sont à peu près complets ; ils ne se relient que par une partie peu étendue de leurs corps ;

2o Le monstre n’a qu’une tête pour deux corps ;

3o Il a deux têtes, mais les deux corps se relient au-dessous de l’ombilic.

C’est évidemment à la première de ces tribus qu’appartiennent nos mulâtresses. On l’indique par la terminaison page (πήγνυμι, je soude), qu’on ajoute au nom grec de la région. Millie-Christine sont donc autosites pygopages.

Les monstruosités semblables à celle qui nous occupe ne sont pas extrêmement rares, mais ce qui est exceptionnel, c’est de voir la vie se prolonger, malgré une organisation très-défavorable, jusqu’à l’âge de 22 ans.

L’exemple le plus célèbre d’une semblable exception est celle que Isidore Geoffroy Saint-Hilaire décrit, d’après les auteurs du temps, dans le troisième volume de son Traité de tératologie. Ce sont deux Hongroises, Hélène et Judith, qui vécurent de 1701 à 1723. À l’âge de sept ans, on les promena par toute l’Europe, et on les laissa examiner par les savants les plus considérables de l’époque. Il se trouva même un poëte (Anglais à la vérité, c’était l’illustre Pope) pour leur adresser des vers. Elles ressemblaient en tout point à Millie-Christine ; seulement les deux sœurs n’étaient pas semblables entre elles. Hélène était plus forte, plus intelligente, et mieux portante que Judith ; celle-ci était petite, un peu bossue, et avait été paralysée à l’âge de six ans ; depuis elle avait été guérie. — Les deux sœurs passèrent les dernières années de leur vie dans un couvent à Presbourg (et non Pétersbourg, comme il est dit dans Buffon). « Comme elles approchaient de vingt-deux ans, Judith prit la fièvre, tomba en léthargie et mourut. La pauvre Hélène fut obligée de suivre son sort. Trois minutes avant la mort de Judith, elle tomba en agonie, et mourut presque en même temps. » À l’autopsie, on reconnut que les deux aortes et les deux veines caves inférieures se réunissaient en bas de la colonne vertébrale. On ne décrit pas la position respective des deux bassins. — Buf-