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LA NOUVELLE REVUE

rassure : Jamais nous ne mourrons ! Là-bas, un gars danse seul. Il se tient devant les tsiganes, le bras levé, mêlant parfois ses cris aux accents de la musique. Sa belle humeur l’entraîne. Il fait sonner les éperons de ses bottes, brandit ses larges manches en l’air, rabaisse sur ses yeux son chapeau…. Jean Guba, ce danseur effréné, est le gars le plus fort, le plus fier et le plus difficile du village. Il danse seul parce qu’il a trois bien-aimées et qu’il ne faut qu’une danseuse pour la czardas. » Cette « amertume de la chanson qui célèbre l’amour et le bonheur » cette « tristesse de la passion effervescente » Zsiga savait aussi les traduire sur un simple piano, malgré que le piano soit un instrument bien aride dont les sons meurent tout de suite au lieu de s’en aller comme ceux du tsimbalom, portés par le vent, s’éteindre loin, bien loin, dans l’immensité de la pousta.

Paris n’entend point de vrais tsiganes ; les autres capitales n’en entendent pas davantage. Peut-être même les touristes qui traversent rapidement Budapest ne recueillent-ils qu’un écho bien affaibli de la musique nationale… Je ne veux pas dire que les tsiganes qui jouent dans l’ouest de l’Europe soient des imposteurs ; beaucoup, je n’en doute pas, sont de race très pure ; mais ils jouent tout autrement que chez eux. Comment s’en étonner ? Lorsqu’on sait ce qu’est la mélodie Hongroise, à quel point elle vous prend non l’âme toute entière, mais l’esprit tout entier, quel unisson elle établit entre celui qui l’interprète et celui qui l’absorbe, quand on analyse les subtilités de cet art qui s’empare de vos nerfs de par les nerfs d’une autre créature de façon à rendre les uns esclaves des autres, comment s’étonner que les tsiganes ne puissent se sentir inspirés par le banal décor d’un bal Londonien ou d’un restaurant du boulevard ? Regardez-les quand ils attaquent les premières mesures d’une valse à la mode ? Il y a dans leurs yeux un sourire de dédain… ils riraient de pitié s’ils entendaient les propos des jeunes couples sitôt essoufflés, mais émus déjà par le rythme puissant… Ah ! pauvres colombes, diraient-ils vous ne savez pas ce que c’est que la Hongrie !… Et c’est toute la Hongrie, en effet, qui passe dans leur musique lorsque le cadre leur convient et qu’ils sentent sous leurs pieds le vieux sol magyar : la Hongrie avec ses épopées grandioses et ses folies sinistres, avec ses splendeurs et ses misères, ses rires et ses larmes, ses vices et sa foi : Et très vite, quel que soit le diapason de gaîté auquel la circonstance les a élevés, une pensée sombre circule à travers les