Page:La Nouvelle Revue - 1899 - tome 116.djvu/592

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
594
LA NOUVELLE REVUE

instant et constate combien ses progrès ont été rapides ; il en ressent une joie extrême. Cette constatation augmente son assurance. Leur causerie a dévié : il devient tout à fait éloquent sur le sujet des femmes américaines et de Mary Herbertson en particulier. Mary Herbertson qui est à l’autre bout de la table ne s’aperçoit pas du tout qu’on parle d’elle ; elle s’entretient familièrement avec un des deux jeunes gens qui riaient tout à l’heure. Il y a des roses le long de son corsage, les mêmes qui courent sur la nappe, toutes orientées du même côté comme pour se précipiter vers la jeune fille et la prendre d’assaut. C’est un joli spectacle. Elle-même ressemble à une de ces fleurs ; elle en a la fraîcheur et l’éclat. Son profil est très fin, sa tête s’incline légèrement quand elle demeure silencieuse ou qu’elle réfléchit et puis se redresse dès qu’elle parle et alors, on sent le fluide du vouloir qui coule en elle. Ce n’est pas le vouloir robuste et raisonné de l’homme énergique, encore moins celui de la femme capricieuse ou mesquinement entêtée ; c’est quelque chose d’indéfinissable fait d’équilibre, d’harmonie, de certitude lucide et de grâce enveloppante… c’est une sorte de mélange de lumière et de chaleur. Ada Jenkins vient d’associer ces deux mots en parlant de son amie pour qui elle professe une admiration naïve et absolue. Étienne s’en est emparé aussitôt. Voilà une définition qui le satisfait presque. La première fois qu’il a vu Mary Herbertson, il a oublié de regarder ses traits parce qu’il regardait son âme ; et depuis, c’est toujours cette âme qu’il voit comme si Mary était en cristal. Ada maintenant lui raconte des choses passées et intimes qui l’intéressent au plus haut point. Elle sautille d’un détail à un autre comme un oiseau et son babil rappelle vraiment celui des petites créatures ailées qui se rencontrent, l’été, dans les branchages ; un autre s’y perdrait : Étienne est tout oreilles. Son imagination complète les descriptions sommaires d’Ada : la petite ville de l’ouest, dernière garnison du général Herbertson où sa fille apprit à marcher et à lire ; la demeure des parents de Mrs Herbertson, une demeure un peu rococo située dans un vieux quartier de Baltimore où Mary passa une partie de son enfance ; la pension de « Milady Ratlesnake »[1] (c’était le nom que lui donnaient ses élèves) où se noua l’amitié de Mary et d’Ada ; enfin le Country Club, dans les Adirondacks[2] où pendant plus

  1. « Madame Serpent à Sonnettes. »
  2. Les « Country Clubs » où les membres peuvent résider en été avec leurs familles, existent sur plusieurs points des États-Unis et notamment