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LA NOUVELLE REVUE

Ces grands clubs de la pensée ne sont confortables que si la sieste y côtoie le labeur. Je sais un vieux savant qui ne se sentait guère à l’aise, rue de Richelieu, quand il n’était pas encastré entre deux assoupis. Il recherchait ce voisinage et d’ordinaire n’avait pas de peine à le trouver. Tous trois s’associaient alors dans le culte du silence et le cerveau du travailleur semblait se fortifier et se clarifier en proportion de ce que Morphée déversait dans ceux d’à côté d’inertie et d’obscurité. S’il n’existait point de flâneurs à Washington, ce serait dommage pour la bibliothèque du Congrès Mais il en existe, Dieu merci !

Étienne de Crussène se trompait toutefois en croyant en avoir un en face de lui, ce matin-là. Redingote râpée, joues ambiguës, longue barbe roussâtre, regards fuyants, l’individu avait l’apparence d’un pauvre hère venu, sous un prétexte quelconque pour se chauffer et se reposer. Il ne dormait pourtant que d’un œil : toutes les cinq minutes, il inscrivait un chiffre sur le papier placé devant lui ou tournait quelques pages d’un énorme in-folio rempli de statistiques ; puis il retombait dans l’immobilité absolue. Le jeune français qu’intriguait ce manège profita d’un échange de livres pour désigner au bibliothécaire son bizarre vis-à-vis et lui demander le numéro du catalogue social sous lequel il convenait de l’inscrire : « Oh ! répondit celui-ci, c’est Tom Banners un agent électoral bien connu. Son action est immense. On ne sait pas tous les trucs que recèle son cerveau. Sûrement vous n’avez rien de pareil chez vous ! » — Étienne sourit. C’était la phrase usuelle que, depuis son arrivée aux États-Unis, il entendait douze fois par jour, l’éternelle comparaison avec l’Europe, plus ou moins adoucie dans la forme, jamais exempte d’une petite pointe de naïf orgueil ou de dénigrement inconscient même quand il s’agissait d’un agent électoral, trompeur de profession et peut-être véreux. Il prit le troisième volume de Bancroft et, retourné à sa place, étouffa un bâillement. L’œuvre du célèbre historien lui semblait interminable ; il s’en était imposé la lecture afin de connaître le passé de ce grand pays dont l’avenir l’intéressait. Mais depuis six semaines il n’avait pas trouvé le moyen de venir au Capitole plus de trois fois ; il n’était venu à bout d’achever la lecture du tome ii qu’en sautant çà et là les passages les plus ardus. Était-ce vraiment la peine d’entamer le tome iii ? Il y en aurait encore cinq après celui-là. Étienne sentit qu’il resterait en chemin. Près de lui, un rayon de soleil tombait obliquement à travers des