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LE ROMAN D’UN RALLIÉ

siècle d’un théâtre parisien. C’était le souffle rénovateur de Jésus qui avait passé sur ces élégantes et sur ces blasés, c’était l’Évangile indéfiniment jeune que des acteurs venaient de prêcher… Quelques fragments du dialogue s’étaient accrochés dans la mémoire d’Étienne qui se les répétait inconsciemment ; mais les paroles étaient quelconques. C’est l’idée qui le possédait. Une Force s’emparait de lui : l’ambition de traverser la vie en grandissant toujours, en montant toujours, en aimant de plus en plus. Quand, le rideau prêt de tomber, le prophète avait élevé les bras dans un geste de bénédiction suprême qui dépassait la morte gisant à ses pieds, pour atteindre l’humanité, l’habileté de l’acteur et la perfection de la mise en scène avaient donné l’illusion d’un début d’ascension miraculeuse. L’homme avait paru transfiguré, sur le point de redevenir un Dieu, ses pieds ne tenant plus au sol. Et toute sa prédication, tout son langage s’étaient résumés dans son regard chargé d’amour et profond comme l’éternité. Étienne avait conservé en lui cette vision. Toute sa nature celte en était remuée, exaltée, au point qu’il ne s’étonnait même pas des circonstances et du lieu dans lesquels s’accomplissait un tel bouleversement de tout son être.

Et tout à coup ils entrèrent dans le salon illuminé d’un restaurant encore à moitié vide. Des garçons s’empressèrent autour d’eux. Dans un angle, des musiciens vêtus de rouge écarlate accordaient leurs instruments. Le long des divans de velours, des tables étaient dressées presque toutes retenues d’avance comme l’indiquait le carré de papier roulé dans une flûte à champagne et portant le nom de celui qui avait commandé. Châteaubourg se nomma. « Voici, Monsieur le Comte », s’écria le maître d’hôtel, la bouche en cœur. Et il écarta du divan pour le laisser passer, une table à trois couverts sur laquelle le menu, doré sur tranches, s’étalait au milieu d’une douzaine de belles roses rouges. Jusque-là, Étienne absorbé, n’avait rien regardé ; les roses brusquement lui rappelèrent K Street ; il revit la salle à manger des Hebertson, les convives, Ada à côté de lui et Mary en face, ayant au corsage ces mêmes fleurs qui couraient sur la nappe comme au devant d’elles…

L’absence de Mary, avait été pour lui, ce soir, un regret persistant : il aurait voulu l’avoir là, à ses côtés, partageant son émotion, et à force de l’appeler, de lui parler au fond de son cœur, il semblait qu’un fluide mystérieux les eût mis en communication ; il