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LE ROMAN D’UN RALLIÉ

de là le vaste océan est une terre neuve et libre où nul n’est rendu impuissant à cause du nom qu’il porte ou des traditions qu’on lui a léguées. La jeunesse allégée des devoirs pesants et des hérédités injustes y choisit elle-même son destin… La suggestion opère et il n’est plus de jour où Étienne ne monte aux Landes rouges pour regarder, tremblant, vers l’Ouest libérateur. Dans un moment d’impuissante incertitude, il s’est confié à Yves, et il a constaté avec surprise qu’Yves a éprouvé bien qu’à un moindre degré, quelque chose d’approchant, que peut-être il a fait un effort… et que l’effort a échoué. Le jeune Breton est ironique et sceptique quand il parle de cela et le dernier mot de sa sagesse est d’un animalisme lamentable.

Mais Étienne n’est point convaincu. La ligne bleue continue de l’appeler et le voici en route… départ douloureux ! Tout est triste autour de lui et rien ne parle d’espérance. Puis bientôt c’est la joie d’entrer dans le wide, wide world, de voir surgir chaque jour des panoramas inattendus, des cités nouvelles, des points de vue différents. Il se rappelle très bien son état d’âme en arrivant à Washington. Déjà le retour ! Les cheminées du transatlantique fument à l’horizon. Encore quelques semaines, quelques souvenirs de plus à amasser et il faudra partir. En lui s’opposent le regret de voir fuir cette belle vie libre et l’envie de retrouver la chère Bretagne. Il ne sent point encore la déception fondamentale du voyage, mais il sait qu’elle est en lui et qu’une fois sur l’autre rive, il en souffrira cruellement. Car en somme que rapporte-t-il ? une infinité de renseignements curieux, mais rien de pratique, rien d’applicable à son cas particulier, aucune formule d’existence qui puisse convenir à un gentilhomme du vieux monde enfermé dès sa naissance dans les ruines du passé mort.

Et soudain, voilà que tout s’éclaire. Cette chose qui est la même sur tous les continents, la même peut être sur toutes les planètes et qui se prolonge sans doute à travers les éternels au-delà, cette chose imprévue et délicieuse est entrée en lui, l’âme de la femme aimée, le feu de l’amour vrai et pur… Tout de suite une interrogation se pose, brûlante, énervante. Comment a-t-il pu s’en aller ? Comment a-t-il pu quitter Mary ? Il ne sait pas en vérité ; à lui seul il n’en eut pas eu le courage. Il a agi sous l’empire d’une pensée non définie, non explicable… Mais, c’est que précisément il ne l’a pas quittée. Il ne s’est éloigné d’elle que pour la conquérir. En effet, de ce jour là, sa vie a eu un but, sa vie a été renouvelée.