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LA NOUVELLE REVUE

Des doutes, des défaillances, des désespérances pénibles l’ont traversée ; mais la lutte n’a plus cessé. Sa souffrance a pris ce caractère mâle qu’elle revêt chez l’homme qui sait pourquoi il souffre ; cette souffrance-là est noble et salutaire. Elle cache tout le grand travail des épurations intérieures, de la volonté qui se forge… Il aperçoit toute la région parcourue, la direction suivie. Devenir un homme agissant et utile, afin de prendre sur celle qu’il aime l’empire qu’il ne pouvait exercer jusqu’alors, c’est vers cela qu’il a marché. Sensible à sa tendresse, la lui rendant déjà, Mary s’est résisté à elle-même parce que dans son jugement clair et droit d’américaine, la force manquait à Étienne, la force qui est le gage de tous les avenirs.

Il a eu la chance que ce que demandait Mary lui fut demandé aussi par son pays. Les deux sentiments qui incitent l’homme moderne se sont unis pour aider sa marche. Il se rappelle les élans de son patriotisme juvénile, sa haine irraisonnée contre le dur vainqueur de 1870, son mépris exalté de ceux qui prétendaient atteler la France au char d’un parti. C’est au régiment que pour la première fois, il l’a sentie devant lui, vivante. Les débuts pénibles, l’attention détournée sur les mille détails du service cachent au jeune soldat le sens de sa mission. Mais le jour où, devant le drapeau qui flamboie, il défile, sabre au clair, il voit la France et se donne à elle !… aujourd’hui pourtant Étienne sait qu’on peut se donner d’une autre manière plus difficile et plus méritoire… Par dessus le souvenir des émotions récentes qu’il a vécues, de sa visite au Menhir Noir ou de cette représentation d’Izeyl qui l’a si fort remué s’en dresse un autre plus récent encore et plus tragique, celui de sa visite à l’Élysée. Il aperçoit le président Carnot debout au seuil de son cabinet, il sent la pression de ses doigts et entend sa voix : « Je sais que vous aimez beaucoup la France. C’est un amour qui ne trompe pas ». Comment ces paroles s’échapperaient-elles jamais de sa mémoire ? Il n’y a pas six semaines qu’elles furent prononcées et l’homme qui les a dites n’est plus. Il est tombé un soir, dans le décor illuminé d’une ville en fête, sous le couteau d’un misérable qui voulait faire une victime et qui a fait un martyr, qui voulait terrifier et qui a exalté.

Les pensées du jeune homme maintenant se précisent et dans le plus grand détail, il revoit la journée des funérailles, le deuil national. Paris se pressant ému sur le parcours de l’inoubliable cortège : aux fenêtres, les drapeaux voilés de crêpe, sur la chaussée