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LA FORMATION DES ÉTATS-UNIS.

rencie, ce qui fait leur supériorité véritable et leur originalité, ce qui explique le prestige et la durée de leurs œuvres. Lisez la harangue par laquelle Washington, à l’issue de la guerre de l’Indépendance, se démet de ses fonctions de commandant en chef et le message que, quatorze ans plus tard, il adresse au peuple des États-Unis au moment d’abandonner la présidence de la République. Lisez de même le discours que prononce Abraham Lincoln, le jour de son inauguration, pour exposer ses vues et son programme. Ce sont là des documents sans précédents. Le passé n’en fournit pas d’analogues. Jamais un soldat victorieux, jamais le chef d’une grande nation n’ont tenu un pareil langage. On ne les eût pas compris, surtout on ne les eût pas jugés dignes d’être suivis et obéis, car ce langage est celui d’un subordonné, non d’un maître. Or, chose étrange, il s’en dégage une impression de force que nulle autorité personnelle n’aurait pu produire au même degré. Cette force est celle de la loi. Elle en a les caractères d’anonymat, de collectivité et de stabilité. Ici, la loi domine complètement l’individu qui se réclame, s’inspire d’elle et ne se croit pas d’autre mission que de la faire observer et interpréter exactement. Aussi Washington, ses pouvoirs expirés, retourne-t-il à ses occupations de grand propriétaire rural, comme Lincoln serait retourné à son cabinet d’avocat si la mort n’avait prématurément tranché le fil de ses jours. L’un et l’autre sont des « improvisés ». Ils apportent à la conduite des affaires publiques leurs qualités quotidiennes, la clarté, la persévérance, la franchise, la modération, et cela leur suffit à résoudre des problèmes politiques contre lesquels des Européens expérimentés se fussent brisés. Il est évident qu’un principe nouveau s’est introduit dans le gouvernement des sociétés humaines et que, loin de s’affaiblir, il s’est encore fortifié de Washington à Lincoln. Entre leurs présidences, soixante-quatre années se sont écoulées ; des hommes de second et de troisième ordre ont rempli la même charge qu’eux ; ils n’y ont pas réussi de même ; certains n’ont pu y apporter des vertus qu’ils ne possédaient pas. Mais le principe est demeuré.

C’est un principe de simplification. Sous son apparence compliquée, la société américaine est extrêmement simple. Elle l’est d’instincts, de besoins et de sentiments. Nous autres qui sommes déshabitués de la simplicité au point de ne savoir plus l’atteindre que par une recherche raffinée de sensations rares, en quelque sorte par excès de complication, nous avons peine à comprendre